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Sunday, 1 December 2013

Jihad et contrebande, un dangereux mélange qui menace la Tunisie selon Michaël Ayari, analyste à l'International Crisis Group

jihad contrebande tunisie

Michael Béchir Ayari, Analyste principal pour la Tunisie à l'International Crisis Group | HuffPost Maghreb

Le dernier rapport de l’International Crisis Group (ICG), “La Tunisie des frontières: Jihad et contrebande” paru le 28 novembre, analyse la situation des frontières tunisiennes et les raisons du développement de la contrebande, en pointant du doigt la montée de “l’islamo-banditisme.”

Selon l’organisation, le relâchement sécuritaire après la révolution de janvier de 2011 et la guerre en Libye ont entraîné la réorganisation des "cartels de la contrebande" sur les frontières. Dans les zones périurbaines des principales villes du pays, criminalité et islamisme radical tendent à devenir indissociables, et le phénomène gagne en ampleur. Mais pour ICG, la solution ne peut pas être uniquement sécuritaire, elle doit aussi être sociale et économique. Interview avec Michaël Béchir Ayari, analyste principal pour la Tunisie à l'International Crisis Group.

HuffPost Maghreb: Le trafic des contrebandiers sur les frontières existait déjà sous l'ancien régime mais il s’est intensifié depuis la révolution. Son danger n’est plus seulement économique, il est aussi devenu sécuritaire avec l’entrée des armes à feu. Quelles sont les raisons de l’explosion de ce trafic?

Michaël Béchir Ayari: Il y a plusieurs raisons. D’abord, le soulèvement qui a eu lieu en 2011 et le relâchement sécuritaire qui s’en est suivi. À ce moment-là, côté ouest (frontières avec l’Algérie), il y a eu une démocratisation de la contrebande et une réorientation du commerce qui n’est plus tenu par les grands patrons. Les cartels ont commencé à se recomposer et les intermédiaires sont devenus les “boss”. Et comme il n’y avait plus véritablement de contrôle, le trafic s’est intensifié. Côté sud (frontières avec la Libye), c’est la même chose, sauf que la variable de la guerre et de la décomposition de la Libye, et l’arrivée de centaines de milliers de réfugiés a fait que des armes sont passées.

Autre point important, c’est que les gros cartels, notamment celui de Touazine dans le sud, avaient une sorte de pacte tacite avec l’État, qui les laissait faire leur trafic tranquillement et, en échange, ils s’engageaient à s’écarter du commerce de certains produits et à contrôler le flux de personnes aux frontières, notamment les groupes armés. Ce pacte là n’existe plus.

Ce sont donc les réseaux de contrebandiers qui contrôlaient les frontières?

Ces gens-là connaissent très bien les frontières, et ils ont encore la possibilité de les contrôler. Dès qu'une voiture qu’ils ne connaissent pas passe, ils la remarquent et alertent la police. Mais le problème, c’est qu'il n’y a plus ce pacte avec les autorités, il n’y a plus de discussions régulières avec eux et la police a perdu son réseau d’indicateurs. En plus, ces gens sont frustrés d’un point de vue économique. La révolution ne leur a rien apporté. Ils ont une haine de plus en plus profonde de l’État qui les marginalise. Plus leur frustration sur le plan économique et social augmente, plus ils réduisent le contrôle sur les frontières. Le pire, c’est que cela devient un enjeu de négociation implicite.

Sous Ben Ali, fermer les yeux sur la contrebande transfrontalière a été un moyen de maintenir la paix sociale dans ces régions marginalisées. L’État tunisien, aujourd’hui en difficulté, est-il contraint de tolérer ce phénomène?

On est toujours dans une forme de régulation des activités de contrebande et jamais dans un arrêt total. C’est juste dans la rhétorique du discours de l’État qu’il y a cette idée de tolérance zéro, mais dans la pratique elle est impossible à mettre en œuvre. En l'absence d’investissement public dans les régions reculées, la contrebande offre des sources de revenus et freine l’exode rural. L’État ne peut pas tout laisser faire, le contrôle est nécessaire, mais ne peut pas non plus complètement tout arrêter. C’est la frontière qui créé la transgression, et le problème vient de là.

Il faudrait donc réguler les activités des contrebandiers et non les interdire?

Le meilleur moyen de régler tout cela est de remettre en place le pacte qu’il y avait sous Ben Ali, non pas de manière implicite, mais en mettant "cartes sur table", avec des représentants de ces régions et des représentants de l’État. Se mettre d’accord sur la création d’une zone franche, c’est quelque chose d’important. Les zones de libre-échange permettront de développer des infrastructures. Les frontières sont quelque chose de dynamique qui pourrait faire profiter la région et pas uniquement les têtes de réseaux. Il faut restaurer la confiance des habitants des frontières pour qu’ils aillent vers l’État et non vers les jihadistes qui, en se développant, vont les payer pour faire passer leurs produits. Ils peuvent même travailler pour eux.

Selon vous, l’absence de confiance envers l’État renforce les capacités de nuisance des jihadistes…

Bien sûr. L’État, quel que soit sa couleur idéologique, a toujours été confronté à cela. Ce n’est pas un problème d’islamistes et d’anti-islamistes, c’est un problème de bonne et de mauvaise gestion. Mais la polarisation politique entre "islamistes" et "sécularistes" accentuée par le contexte régional, empêche la planification à long terme et va finir par conduire à une explosion de violences.

Le rapport d’ICG attire l'attention sur le danger du développement du phénomène de “l’islamo-banditisme”. Comment l’expliquer?

Les zones périurbaines comme Cité Etthadhamen, Jbel Jloud, Sejnane, Dubosville, Menzel Bourguiba, ou encore les grandes zones urbaines autour du centre-ville de Jendouba et de Sidi Bouzid, les anciens “gourbivilles”, les anciennes agglomérations ouvrières où le chômage est élevé, sont des endroits où le salafisme jihadiste marche.

Quand Ben Ali est parti et que la police a disparu de ces quartiers, il y a eu un mouvement de conversion au salafisme mais pas seulement au salafisme quiétiste. Au salafisme jihadiste également. Et donc beaucoup de gens dont des anciens indicateurs du régime et des petits trafiquants, ont commencé à porter la barbe. En plus des gens qui ont été libérés de prison et des jihadistes qui sont revenus d’exil. Cela s’est alors reconfiguré de manière anarchique à l’intérieur.

En fait, il y a eu un phénomène comparable à ce qui s’est passé dans les banlieues populaires du Caire dans les années 1980 avec Al Jamâa Al Islamiya, c’est-à-dire que l’identité salafiste jihadiste est utilisée pour couvrir des actes criminels. On a donc des gens qui se disent salafistes, mais c’est juste un prétexte pour faire croire qu’ils sont pieux et au-dessus de ces choses. Au final, ce sont eux qui vont gérer le quartier, prendre en main les petits trafics et créer des petites milices à l’intérieur.

C’est un cocktail qui fait que, de l’extérieur, on ne sait pas qui est qui: est-ce qu’on a affaire à un trafiquant avec une barbe? Ou à un vrai jihadiste qui fait ça pour des raisons stratégiques et idéologiques? Tout cela se nourrit, ce qui fait que les violences des uns vont être mises sur le compte des autres, et on se rend compte de plus en plus que c’est à l’image des transformations d’Al Qaïda et du mouvement jihadiste au Sahel et au Maghreb. Et c’est assez dangereux, ce n’est pas encore eux qui tiennent les frontières, mais ils peuvent à terme, créer les conditions favorables à une montée en puissance des jihadistes dans les filières de contrebande transfrontalière voire à une collaboration active entre cartels et jihadistes. Il faut donc faire attention, car cela pourrait se développer avec l’État qui s’affaiblit et la polarisation politique qui continue.

L’État tunisien, fragilisé depuis deux ans, semble être dépassé. Comment pourrait-il reprendre la situation en main sans tomber dans la surenchère sécuritaire?

Dans les régimes autoritaires, plus l’État est faible, plus il montre ses dents. Sous l'ancien régime, ce n’était pas un État fort, mais un État qui fichait tout le monde, qui savait qui est qui, qui a fait quoi, qui a dit quoi, et qui a gagné combien. Maintenant, il y a un sentiment d’affaiblissement lié à toutes les raisons déjà évoquées. Dans la tête des gens l’État est faible. C’est quelque chose qu’on retrouve dans toutes les périodes post-révolutionnaires. Mais concrètement, l’État a les moyens de régler ces problèmes. La Tunisie n’est pas la Libye ou l’Égypte, elle a encore les moyens de résoudre cela. Mais si rien n’est fait, l’État va s’affaiblir réellement, et là, il va y avoir une explosion de violences.

Retrouvez les articles du HuffPost Maghreb sur notre page Facebook.

Le dernier rapport de l’International Crisis Group (ICG), “La Tunisie des frontières: Jihad et contrebande” paru le 28 novembre, analyse la situation des frontières tunisiennes et les raisons du développement de la contrebande, en pointant du doigt la montée de “l’islamo-banditisme.”

Selon l’organisation, le relâchement sécuritaire après la révolution de janvier de 2011 et la guerre en Libye ont entraîné la réorganisation des "cartels de la contrebande" sur les frontières. Dans les zones périurbaines des principales villes du pays, criminalité et islamisme radical tendent à devenir indissociables, et le phénomène gagne en ampleur. Mais pour ICG, la solution ne peut pas être uniquement sécuritaire, elle doit aussi être sociale et économique. Interview avec Michaël Béchir Ayari, analyste principal pour la Tunisie à l'International Crisis Group.

HuffPost Maghreb: Le trafic des contrebandiers sur les frontières existait déjà sous l'ancien régime mais il s’est intensifié depuis la révolution. Son danger n’est plus seulement économique, il est aussi devenu sécuritaire avec l’entrée des armes à feu. Quelles sont les raisons de l’explosion de ce trafic?

Michaël Béchir Ayari: Il y a plusieurs raisons. D’abord, le soulèvement qui a eu lieu en 2011 et le relâchement sécuritaire qui s’en est suivi. À ce moment-là, côté ouest (frontières avec l’Algérie), il y a eu une démocratisation de la contrebande et une réorientation du commerce qui n’est plus tenu par les grands patrons. Les cartels ont commencé à se recomposer et les intermédiaires sont devenus les “boss”. Et comme il n’y avait plus véritablement de contrôle, le trafic s’est intensifié. Côté sud (frontières avec la Libye), c’est la même chose, sauf que la variable de la guerre et de la décomposition de la Libye, et l’arrivée de centaines de milliers de réfugiés a fait que des armes sont passées.

Autre point important, c’est que les gros cartels, notamment celui de Touazine dans le sud, avaient une sorte de pacte tacite avec l’État, qui les laissait faire leur trafic tranquillement et, en échange, ils s’engageaient à s’écarter du commerce de certains produits et à contrôler le flux de personnes aux frontières, notamment les groupes armés. Ce pacte là n’existe plus.

Ce sont donc les réseaux de contrebandiers qui contrôlaient les frontières?

Ces gens-là connaissent très bien les frontières, et ils ont encore la possibilité de les contrôler. Dès qu'une voiture qu’ils ne connaissent pas passe, ils la remarquent et alertent la police. Mais le problème, c’est qu'il n’y a plus ce pacte avec les autorités, il n’y a plus de discussions régulières avec eux et la police a perdu son réseau d’indicateurs. En plus, ces gens sont frustrés d’un point de vue économique. La révolution ne leur a rien apporté. Ils ont une haine de plus en plus profonde de l’État qui les marginalise. Plus leur frustration sur le plan économique et social augmente, plus ils réduisent le contrôle sur les frontières. Le pire, c’est que cela devient un enjeu de négociation implicite.

Sous Ben Ali, fermer les yeux sur la contrebande transfrontalière a été un moyen de maintenir la paix sociale dans ces régions marginalisées. L’État tunisien, aujourd’hui en difficulté, est-il contraint de tolérer ce phénomène?

On est toujours dans une forme de régulation des activités de contrebande et jamais dans un arrêt total. C’est juste dans la rhétorique du discours de l’État qu’il y a cette idée de tolérance zéro, mais dans la pratique elle est impossible à mettre en œuvre. En l'absence d’investissement public dans les régions reculées, la contrebande offre des sources de revenus et freine l’exode rural. L’État ne peut pas tout laisser faire, le contrôle est nécessaire, mais ne peut pas non plus complètement tout arrêter. C’est la frontière qui créé la transgression, et le problème vient de là.

Il faudrait donc réguler les activités des contrebandiers et non les interdire?

Le meilleur moyen de régler tout cela est de remettre en place le pacte qu’il y avait sous Ben Ali, non pas de manière implicite, mais en mettant "cartes sur table", avec des représentants de ces régions et des représentants de l’État. Se mettre d’accord sur la création d’une zone franche, c’est quelque chose d’important. Les zones de libre-échange permettront de développer des infrastructures. Les frontières sont quelque chose de dynamique qui pourrait faire profiter la région et pas uniquement les têtes de réseaux. Il faut restaurer la confiance des habitants des frontières pour qu’ils aillent vers l’État et non vers les jihadistes qui, en se développant, vont les payer pour faire passer leurs produits. Ils peuvent même travailler pour eux.

Selon vous, l’absence de confiance envers l’État renforce les capacités de nuisance des jihadistes…

Bien sûr. L’État, quel que soit sa couleur idéologique, a toujours été confronté à cela. Ce n’est pas un problème d’islamistes et d’anti-islamistes, c’est un problème de bonne et de mauvaise gestion. Mais la polarisation politique entre "islamistes" et "sécularistes" accentuée par le contexte régional, empêche la planification à long terme et va finir par conduire à une explosion de violences.

Le rapport d’ICG attire l'attention sur le danger du développement du phénomène de “l’islamo-banditisme”. Comment l’expliquer?

Les zones périurbaines comme Cité Etthadhamen, Jbel Jloud, Sejnane, Dubosville, Menzel Bourguiba, ou encore les grandes zones urbaines autour du centre-ville de Jendouba et de Sidi Bouzid, les anciens “gourbivilles”, les anciennes agglomérations ouvrières où le chômage est élevé, sont des endroits où le salafisme jihadiste marche.

Quand Ben Ali est parti et que la police a disparu de ces quartiers, il y a eu un mouvement de conversion au salafisme mais pas seulement au salafisme quiétiste. Au salafisme jihadiste également. Et donc beaucoup de gens dont des anciens indicateurs du régime et des petits trafiquants, ont commencé à porter la barbe. En plus des gens qui ont été libérés de prison et des jihadistes qui sont revenus d’exil. Cela s’est alors reconfiguré de manière anarchique à l’intérieur.

En fait, il y a eu un phénomène comparable à ce qui s’est passé dans les banlieues populaires du Caire dans les années 1980 avec Al Jamâa Al Islamiya, c’est-à-dire que l’identité salafiste jihadiste est utilisée pour couvrir des actes criminels. On a donc des gens qui se disent salafistes, mais c’est juste un prétexte pour faire croire qu’ils sont pieux et au-dessus de ces choses. Au final, ce sont eux qui vont gérer le quartier, prendre en main les petits trafics et créer des petites milices à l’intérieur.

C’est un cocktail qui fait que, de l’extérieur, on ne sait pas qui est qui: est-ce qu’on a affaire à un trafiquant avec une barbe? Ou à un vrai jihadiste qui fait ça pour des raisons stratégiques et idéologiques? Tout cela se nourrit, ce qui fait que les violences des uns vont être mises sur le compte des autres, et on se rend compte de plus en plus que c’est à l’image des transformations d’Al Qaïda et du mouvement jihadiste au Sahel et au Maghreb. Et c’est assez dangereux, ce n’est pas encore eux qui tiennent les frontières, mais ils peuvent à terme, créer les conditions favorables à une montée en puissance des jihadistes dans les filières de contrebande transfrontalière voire à une collaboration active entre cartels et jihadistes. Il faut donc faire attention, car cela pourrait se développer avec l’État qui s’affaiblit et la polarisation politique qui continue.

L’État tunisien, fragilisé depuis deux ans, semble être dépassé. Comment pourrait-il reprendre la situation en main sans tomber dans la surenchère sécuritaire?

Dans les régimes autoritaires, plus l’État est faible, plus il montre ses dents. Sous l'ancien régime, ce n’était pas un État fort, mais un État qui fichait tout le monde, qui savait qui est qui, qui a fait quoi, qui a dit quoi, et qui a gagné combien. Maintenant, il y a un sentiment d’affaiblissement lié à toutes les raisons déjà évoquées. Dans la tête des gens l’État est faible. C’est quelque chose qu’on retrouve dans toutes les périodes post-révolutionnaires. Mais concrètement, l’État a les moyens de régler ces problèmes. La Tunisie n’est pas la Libye ou l’Égypte, elle a encore les moyens de résoudre cela. Mais si rien n’est fait, l’État va s’affaiblir réellement, et là, il va y avoir une explosion de violences.

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Le dernier rapport de l’International Crisis Group (ICG), “La Tunisie des frontières: Jihad et contrebande” paru le 28 novembre, analyse la situation des frontières tunisiennes et les raisons du développement de la contrebande, en pointant du doigt la montée de “l’islamo-banditisme.”

Selon l’organisation, le relâchement sécuritaire après la révolution de janvier de 2011 et la guerre en Libye ont entraîné la réorganisation des "cartels de la contrebande" sur les frontières. Dans les zones périurbaines des principales villes du pays, criminalité et islamisme radical tendent à devenir indissociables, et le phénomène gagne en ampleur. Mais pour ICG, la solution ne peut pas être uniquement sécuritaire, elle doit aussi être sociale et économique. Interview avec Michaël Béchir Ayari, analyste principal pour la Tunisie à l'International Crisis Group.

HuffPost Maghreb: Le trafic des contrebandiers sur les frontières existait déjà sous l'ancien régime mais il s’est intensifié depuis la révolution. Son danger n’est plus seulement économique, il est aussi devenu sécuritaire avec l’entrée des armes à feu. Quelles sont les raisons de l’explosion de ce trafic?

Michaël Béchir Ayari: Il y a plusieurs raisons. D’abord, le soulèvement qui a eu lieu en 2011 et le relâchement sécuritaire qui s’en est suivi. À ce moment-là, côté ouest (frontières avec l’Algérie), il y a eu une démocratisation de la contrebande et une réorientation du commerce qui n’est plus tenu par les grands patrons. Les cartels ont commencé à se recomposer et les intermédiaires sont devenus les “boss”. Et comme il n’y avait plus véritablement de contrôle, le trafic s’est intensifié. Côté sud (frontières avec la Libye), c’est la même chose, sauf que la variable de la guerre et de la décomposition de la Libye, et l’arrivée de centaines de milliers de réfugiés a fait que des armes sont passées.

Autre point important, c’est que les gros cartels, notamment celui de Touazine dans le sud, avaient une sorte de pacte tacite avec l’État, qui les laissait faire leur trafic tranquillement et, en échange, ils s’engageaient à s’écarter du commerce de certains produits et à contrôler le flux de personnes aux frontières, notamment les groupes armés. Ce pacte là n’existe plus.

Ce sont donc les réseaux de contrebandiers qui contrôlaient les frontières?

Ces gens-là connaissent très bien les frontières, et ils ont encore la possibilité de les contrôler. Dès qu'une voiture qu’ils ne connaissent pas passe, ils la remarquent et alertent la police. Mais le problème, c’est qu'il n’y a plus ce pacte avec les autorités, il n’y a plus de discussions régulières avec eux et la police a perdu son réseau d’indicateurs. En plus, ces gens sont frustrés d’un point de vue économique. La révolution ne leur a rien apporté. Ils ont une haine de plus en plus profonde de l’État qui les marginalise. Plus leur frustration sur le plan économique et social augmente, plus ils réduisent le contrôle sur les frontières. Le pire, c’est que cela devient un enjeu de négociation implicite.

Sous Ben Ali, fermer les yeux sur la contrebande transfrontalière a été un moyen de maintenir la paix sociale dans ces régions marginalisées. L’État tunisien, aujourd’hui en difficulté, est-il contraint de tolérer ce phénomène?

On est toujours dans une forme de régulation des activités de contrebande et jamais dans un arrêt total. C’est juste dans la rhétorique du discours de l’État qu’il y a cette idée de tolérance zéro, mais dans la pratique elle est impossible à mettre en œuvre. En l'absence d’investissement public dans les régions reculées, la contrebande offre des sources de revenus et freine l’exode rural. L’État ne peut pas tout laisser faire, le contrôle est nécessaire, mais ne peut pas non plus complètement tout arrêter. C’est la frontière qui créé la transgression, et le problème vient de là.

Il faudrait donc réguler les activités des contrebandiers et non les interdire?

Le meilleur moyen de régler tout cela est de remettre en place le pacte qu’il y avait sous Ben Ali, non pas de manière implicite, mais en mettant "cartes sur table", avec des représentants de ces régions et des représentants de l’État. Se mettre d’accord sur la création d’une zone franche, c’est quelque chose d’important. Les zones de libre-échange permettront de développer des infrastructures. Les frontières sont quelque chose de dynamique qui pourrait faire profiter la région et pas uniquement les têtes de réseaux. Il faut restaurer la confiance des habitants des frontières pour qu’ils aillent vers l’État et non vers les jihadistes qui, en se développant, vont les payer pour faire passer leurs produits. Ils peuvent même travailler pour eux.

Selon vous, l’absence de confiance envers l’État renforce les capacités de nuisance des jihadistes…

Bien sûr. L’État, quel que soit sa couleur idéologique, a toujours été confronté à cela. Ce n’est pas un problème d’islamistes et d’anti-islamistes, c’est un problème de bonne et de mauvaise gestion. Mais la polarisation politique entre "islamistes" et "sécularistes" accentuée par le contexte régional, empêche la planification à long terme et va finir par conduire à une explosion de violences.

Le rapport d’ICG attire l'attention sur le danger du développement du phénomène de “l’islamo-banditisme”. Comment l’expliquer?

Les zones périurbaines comme Cité Etthadhamen, Jbel Jloud, Sejnane, Dubosville, Menzel Bourguiba, ou encore les grandes zones urbaines autour du centre-ville de Jendouba et de Sidi Bouzid, les anciens “gourbivilles”, les anciennes agglomérations ouvrières où le chômage est élevé, sont des endroits où le salafisme jihadiste marche.

Quand Ben Ali est parti et que la police a disparu de ces quartiers, il y a eu un mouvement de conversion au salafisme mais pas seulement au salafisme quiétiste. Au salafisme jihadiste également. Et donc beaucoup de gens dont des anciens indicateurs du régime et des petits trafiquants, ont commencé à porter la barbe. En plus des gens qui ont été libérés de prison et des jihadistes qui sont revenus d’exil. Cela s’est alors reconfiguré de manière anarchique à l’intérieur.

En fait, il y a eu un phénomène comparable à ce qui s’est passé dans les banlieues populaires du Caire dans les années 1980 avec Al Jamâa Al Islamiya, c’est-à-dire que l’identité salafiste jihadiste est utilisée pour couvrir des actes criminels. On a donc des gens qui se disent salafistes, mais c’est juste un prétexte pour faire croire qu’ils sont pieux et au-dessus de ces choses. Au final, ce sont eux qui vont gérer le quartier, prendre en main les petits trafics et créer des petites milices à l’intérieur.

C’est un cocktail qui fait que, de l’extérieur, on ne sait pas qui est qui: est-ce qu’on a affaire à un trafiquant avec une barbe? Ou à un vrai jihadiste qui fait ça pour des raisons stratégiques et idéologiques? Tout cela se nourrit, ce qui fait que les violences des uns vont être mises sur le compte des autres, et on se rend compte de plus en plus que c’est à l’image des transformations d’Al Qaïda et du mouvement jihadiste au Sahel et au Maghreb. Et c’est assez dangereux, ce n’est pas encore eux qui tiennent les frontières, mais ils peuvent à terme, créer les conditions favorables à une montée en puissance des jihadistes dans les filières de contrebande transfrontalière voire à une collaboration active entre cartels et jihadistes. Il faut donc faire attention, car cela pourrait se développer avec l’État qui s’affaiblit et la polarisation politique qui continue.

L’État tunisien, fragilisé depuis deux ans, semble être dépassé. Comment pourrait-il reprendre la situation en main sans tomber dans la surenchère sécuritaire?

Dans les régimes autoritaires, plus l’État est faible, plus il montre ses dents. Sous l'ancien régime, ce n’était pas un État fort, mais un État qui fichait tout le monde, qui savait qui est qui, qui a fait quoi, qui a dit quoi, et qui a gagné combien. Maintenant, il y a un sentiment d’affaiblissement lié à toutes les raisons déjà évoquées. Dans la tête des gens l’État est faible. C’est quelque chose qu’on retrouve dans toutes les périodes post-révolutionnaires. Mais concrètement, l’État a les moyens de régler ces problèmes. La Tunisie n’est pas la Libye ou l’Égypte, elle a encore les moyens de résoudre cela. Mais si rien n’est fait, l’État va s’affaiblir réellement, et là, il va y avoir une explosion de violences.

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