La carte blanche - Le Soir 29/10/2010
Joël Kotek, Professeur à l’ULB et à Sciences Po Paris, directeur de la revue « Regards » (CCLJ)
A croire certains polémistes, Israël bénéficierait aujourd’hui d’une sorte de traitement de faveur médiatique et/ou politique, du fait d’une supposée sacralisation de la Shoah (sic). L’ombre de la Shoah interdirait tout débat serein sur Israël ? L’ouvrage récemment publié par O. Boruchowicz et R. Laub chez Berg international démontrent, statistiques à l’appui, qu’il n’en est rien. Leurs données chiffrées révèlent que le conflit israélo-palestinien est aujourd’hui le conflit le plus couvert de la planète et ce, contrairement à tous les autres conflits en cours. Ces autres conflits, autrement meurtriers sont occultés, gommés, oubliés, ici, par peur de froisser nos banlieues, là, pour préserver, des parts de marché à l’exportation. Combien d’articles dans nos quotidiens sur le blocus turc de l’Arménie (17 ans), l’occupation de Chypre, la question kurde (et ses centaines de villages détruits), l’ex-Sahara espagnol (ses murs, ses colonies), les dérives antisémites de certains groupuscules issus de l’immigration et/ou de l’ultra-gauche. J’en ai les frais récemment à Molenbeek, où certains excités se sont crus autorisés à m’empêcher de tenir une formation sur… l’antisémitisme, donnée dans le cadre d’un projet de rapprochement intercommunautaire ( les Ambassadeurs de la Paix ), sous prétexte que j’étais sioniste. Sans nier mon attachement à Israël (mais
aussi à la création d’un Etat palestinien avec Jérusalem comme capitale partagée), je me tiens avant tout comme un historien, doublé d’un politiste, spécialiste de la Shoah et du racisme, de la construction européenne et de l’histoire de l’Europe centrale et orientale… Je ne donne aucun enseignement sur le Moyen-Orient. Pourtant, ma formation terminée, j’ai du être escorté par trois policiers jusqu’à ma voiture ! Je vous avoue que je n’ai pu m’empêcher de penser aux derniers jours de la République de Weimar.
On a le droit de ne pas aimer Israël mais, franchement, ceux qui souhaitent sa disparition ne se cachent pas pour l’exprimer, ici et là. S’il y a des tabous en Belgique, ils ne sont pas là où d’aucuns les placent. Vous voulez une question tabou : la gestion des minorités non musulmanes, juives ou chrétiennes en Terre d’Islam. En 1945, le monde arabe comptait plus de 800.000 Juifs, il en reste aujourd’hui tout au plus… 5.000. Rappelons, d’abord, pour ceux qui l’oublieraient que la présence juive (et chrétienne) en Terre d’Orient est largement antérieure à celle de l’Islam (il suffit de lire le Coran pour s’en persuader), ensuite, que le Talmud a été rédigé, il y a près de 1.500 ans, entre Jérusalem et Bagdad, et non entre Berlin et Varsovie. Bref, d’un côté, on accuse Israël d’épuration ethnique, alors que près de 18 % des Israéliens sont de confession musulmane et ce, en dépit des vagues d’émigration juive successives, du Maroc (300.000) à celle de l’ex-URSS (plus d’un million), de l’autre, on se refuse à évoquer l’exode massif et tragique des Juifs et chrétiens d’Orient. Car bien évidemment, ce qui est vrai des Juifs l’est aussi de toutes les autres minorités qui peuplaient la région depuis des millénaires : je songe aux Mandéens, aux Chrétiens d’Orient (Chaldéens, Nestoriens, Syriaques, Assyriens, Coptes, Arméniens, Grecs) sans même évoquer le cas des Français,
Italiens et Espagnols, autrefois si nombreux dans le bassin méditerranéen. Qui pratique vraiment l’apartheid au Moyen-Orient ?
Permettez-moi donc de rire de l’absurde thèse de la dictature morale qu’exercerait la Shoah sur les pauvres âmes européennes. Rappelons, à nouveau, à toutes fins utiles, qu’il fallut plus de 60 ans pour que la Belgique osât enfin affronter ses propres démons/responsabilités dans le processus de destruction des Juifs de Belgique. Rappelons, encore, que la judaïcité belge attend toujours – comme aimait à le répéter notre maître Maxime Steinberg – un Chirac à la belge. Si nos journaux s’intéressent tant à l’Etat juif, ce n’est donc pas un hasard. C’est bien à cause (et non malgré) la Shoah, c’est-à-dire de ce passé qui n’arrive décidément toujours pas à passer. Ce passé en quoi consiste-t-il ? En rien moins que la destruction des Juifs d’Europe. Des 9 millions qu’ils étaient en 1939, moins de deux millions subsistent aujourd’hui. Dans deux ou trois générations, sauf exception, les Juifs auront pratiquement disparu de notre continent. Dès lors, on ne s’étonnera guère de cette sorte de joie honteuse (shadenfreude) qui étreint certains de nos concitoyens à l’idée que les victimes d’hier seraient les bourreaux d’aujourd’hui. Imaginerait-on meilleur moyen pour se débarrasser de cette sourde (et peut-être irraisonnée) culpabilité à l’égard de « l’ancien peuple élu » ? N’oublions pas que 50 % des Juifs de Belgique, des immigrés ou des réfugiés en leur large majorité, ont
été assassinés en l’espace de quelques mois et ce, avec la complicité ou non (les Justes) de Belges. C’est en cela que l’on peut avancer que la Shoah joue non pas ‘pour’ mais contre Israël.
Si le sionisme était aussi nocif que ne le prétendent les antisionistes radicaux, comment expliquer que Léon Blum, Albert Camus, René Cassin, Winston Churchill, Albert Einstein, Michel Foucauld, Franz Kafka, Martin Luther King, Jean-Paul Sartre et Emile Vandervelde soutinrent la cause sioniste et ce, au contraire, je le concède volontiers, d’un Hitler, d’un Staline ou encore d’un Mao Tse Toung ? C’est bien dans cet esprit-là qu’il faut comprendre que les ultra-antisionistes sont aujourd’hui les plus fermes soutiens de l’Iran et du hamas, comme, hier, de Pol Pot et de Milosevic.
Les dénonciateurs du complot « judéo-sioniste » sont, tout simplement, depuis toujours les ennemis de la démocratie. Ce n’est pas par hasard qu’ils soutiennent aujourd’hui les pires courants négationnistes, issus de l’extrême droite fasciste et néo-nazie.
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