Au fil de ses romans, Karine Tuil impose sa vision féroce du monde. L’Invention de nos vies, son neuvième, le plus ambitieux, le plus risqué, le plus accompli, va l’installer parmi les écrivains auxquels la critique et le public ne pourront pas ne pas se référer. Il y a dans son écriture une force, une efficacité, auxquelles se mêlent brio et élégance, qui sont tout simplement impressionnantes. Et quelle histoire ! Déjà, avec ses deux précédents romans,La Domination, 2008, Six mois, six jours, 2010 (Grasset), tête haute, souffle rapide, elle fonçait dans le romanesque. Là, elle s’y installe avec une hardiesse qui témoigne d’une belle santé. Jugez-en…
Samir Tahar, fils d’immigrés tunisiens, a choisi ce que la République française lui offrait de meilleur : la réussite par les études. Intelligent, doué, d’une beauté magnétique, insatiable séducteur, il a d’autant plus hâte d’”arriver”, de jouir du miel de la vie qu’ainsi il se revanchera des hommes qui ont humilié sa mère. Jeune et brillant pénaliste, il ne trouve pourtant pas de place dans les cabinets d’avocats aux noms ronflants. Le coupable? Son prénom arabe, Samir. Il en retire les deux dernières lettres. Sam est plus présentable. Si présentable que l’avocat Pierre Lévy l’engage, croyant qu’il est juif et que Sam est le raccourci de Samuel. Sam ne dément pas. D’autant que Tahar est un nom porté, parfois, par des juifs séfarades.
La mystification commence. Elle va le mener loin, jusqu’à New York où il impose son talent, son charisme, son énergie, sa séduction. Désormais, entre lui et sa mère et son demi-frère, restés dans la cité, il y a plus qu’un océan. En épousant Ruth Berg, fille du richissime Rahm Berg, Sam, le musulman, entre dans une famille juive où il participe à tous les rituels religieux. Il est bien un peu méprisé par ces juifs ashkénazes qui le trouvent trop brun, trop bronzé, trop solaire, trop bavard, un peu trop arabe, quoi ! Mais il a tant de charme… Tout le monde l’aime. Et quand il doit évoquer sa famille, son passé, il pille la biographie de son copain d’université, Samuel, éducateur social, écrivain besogneux, auquel il avait volé Nina pendant qu’il accompagnait en Israël les corps de ses parents morts dans un accident de voiture. Vingt ans après, les deux hommes continuent de se disputer âprement la possession de cette femme qui les fascine l’un et l’autre jusqu’à la déraison.
L’Invention de nos vies est un roman sur l’imposture, les faux-semblants, les identités trompeuses, l’embobinage par la séduction, les manipulations de l’intelligence et du sexe, de la parole et de l’écriture. Samir/ Sam/Samuel est un grand prédateur à qui rien n’est impossible puisque tout est possible. Archétype du cynique souriant, il parvient même à séduire le lecteur/ spectateur de ses tromperies et trahisons. On se dit que Karine Tuil, sa pygmalionne, n’a pas été la dernière à succomber à sa conquérante virilité. La romancière n’en raconte pas en détail les manifestations intimes, et pourtant, comme ses personnages, son roman respire la sexualité et l’érotisme. Derrière les thèmes traditionnels de ses livres – la domination, le mensonge, la beauté, le trouble, la vengeance -, Karine Tuil aborde, dansL’Invention de nos vies, des sujets liés à l’histoire même de ce musulman dans la peau d’un juif. Par exemple, la honte des origines. Ou bien la suspicion de l’inégalité, à cause des origines justement.
Ou encore l’obsession de la performance et de la réussite. Ou enfin “la fausse simplicité des gens qui ont tout”. À travers l’invention romanesque, la fresque sociale. On se doute que Samir/Sam/ Samuel ne séduira/mentira/ triomphera pas toujours. Sa chute est fatale. Mais rien ne presse. La chance le laisse jouir à satiété des prébendes de son imposture. Pas plus que lui, le lecteur ne se doute d’où viendra le coup. Quel choc! Quel séisme! Le roman prend alors une dimension politique. L’actualité la plus tragique s’en empare. Karine Tuil joue avec le feu. “Le monde est désordre, la littérature est désordre”, écrit-elle à propos de Samuel, l’autre, qui a fini par écrire un livre à succès. Elle justifie son propre roman par un éloge de l’insécurité en littérature.
L’Invention de nos vies, Karine Tuil, Grasset, 495 p., 20,90 euros.
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