«El Dirigente argelino…Asesinado por pistoleros de Bumedien», titrait le lendemain Madrid, quotidien du soir qui consacra sa une et de longues pages au militant nationaliste. «Bien évidemment, l’affaire a été classée par le régime du général Franco et le crime est resté sans suite», rappellera Ignacio Cembrero, journaliste à El Pais en chinant dans ses vieilles archives.Madrid. Soirée du 3 janvier 1967. Fin de la chasse à l’homme. Mohamed Khider, 55 ans, l’homme au «trésor du FLN» gît sur le macadam givré du (paseo) San Francisco de Sales, froidement abattu de cinq balles par un tueur à gages à la solde du régime de Boumediène.
Secrétaire général et trésorier du FLN à l’indépendance, Khider, en exil en Suisse puis en Espagne sous botte franquiste, était l’homme à abattre. Pour 50 millions de francs suisses (5 à 6 milliards de francs anciens représentant la somme des avoirs du FLN placés à la Banque commerciale arabe de Genève, la BCA, au nom de Khider) et dont une bonne partie avait été mise à la disposition de l’opposition (du FFS de Hocine Aït Ahmed, au PRS de Boudiaf/CNDR, l’OCRA de Lébjaoui), le dirigeant historique de la Révolution a longtemps tourmenté les maîtres du pouvoir d’Alger et donnait du fil à retordre aux régimes successifs de Ben Bella et de Boumediene.
Et pour cause ! «Les fonds (du FLN), déclarait Khider (Le Monde, 29 août 1964), sont à la disposition de l’opposition jusqu’au dernier centime.» L’affaire du «trésor du FLN» ne connaîtra son dénouement qu’à l’avènement du régime Chadli Bendjedid et au terme d’un accord intervenu avec les héritiers Khider qui accepteront de transférer les actions de la BCA au profit de l’Algérie qui devient propriétaire d’une banque en Suisse : la Algerishe Aussenhandels, la Banque algérienne du commerce extérieur (BACE) en l’occurrence. Prospère, roulant sur l’or mais méconnue du grand public, la Algerishe Aussenhandels, basée à Zurich, n’en a pas fini pour autant avec les scandales et paris de casino.
Entre 2003 et 2008, Khelil et Bédjaoui, y opèrent leur «casse» spectaculaire. En 2003, Chakib Khelil, ministre de l’Energie et P-DG de Sonatrach, confia au fonds d’investissement américain Russel Investment et plus précisément à sa succursale basée à Dubaï et dirigée par Farid Bédjaoui, Rayan Asset Management, la gestion du portefeuille de titres diversifié, près d’un (01) milliard de dollars, détenu par Sonatrach auprès des compagnies pétrolières américaines Anadarko (12 millions d’actions) et Duke Energy (16 millions d’actions).
La BACE est mise à contribution, chargée de «transférer» les fonds de Sonatrach dans les caisses de la Rayan Asset Managment. En avril 2010, Khelil évoquera ces cessions d’actifs, non sans pointe de jubilation : «Les fonds ont été restitués et nous avons fait un gain de 600 millions de dollars sur un investissement d’un milliard de dollars (…) Et vous pouvez imaginer si nous avions un peu plus d’argent, nous aurions pu gagner un peu plus.»
Genève. 14 juin. «Trop humain». Thème de l’exposition à l’affiche au musée international de la Croix-Rouge. Aux abords du Léman, dans le froufrou des jardins anglais, des sculptures de corps douloureux, de figures emmaillotées, photographies et toiles de maîtres, toutes dédiées aux spectacles de la guerre et à la souffrance humaine s’exposent au 7, rue de la Paix de la ville Romande. «Les avoirs algériens en Suisse ? Vous aurez plus de chance en cherchant une aiguille dans le grand désert de l’Algérie», s’amuse Maître Ridha Ajimi, avocat fribourgeois d’origine tunisienne. En importance et volume, les fonds algériens placés en Suisse seraient, selon lui, «en tout point incomparables aux fortunes des Benali, El Gueddafi ou les Moubarak.»
Au nom de plusieurs collectifs, associations et ONG, Me Ajimi multipliera (depuis janvier 2011) les dénonciations pénales, introduira requête sur requête auprès des autorités helvétiques, et des demandes multiples de gel des avoirs des membres des clans. L’avocat s’est fait particulièrement remarquer, et ce, dès la chute du régime de Benali en prenant part aux actions du Comité suisse de soutien au peuple tunisien — notamment devant le siège de HSBC à Genève —, et à la «traque» de l’argent et des biens acquis en Suisse par les dirigeants tunisiens, égyptiens et libyens et leur familles.
Cinq ans après, désillusion et cul-de-sac intégral. «Nous n’avons réussi à bloquer que 50 millions de francs suisses. Ça ne représente même pas 1% de la fortune du clan Benali estimée elle à plusieurs milliards de francs suisses.» En matière de dissimulation des biens illicites, les dignitaires du Sud peuvent compter aussi bien sur la sacro-sainte institution du secret bancaire, ses clubs de blanchisseurs réputés, et la magie des comptes numérotés. «L’argent et les biens détournés ne sont quasiment jamais au nom des personnes physiques.
Il s’agit souvent d’argent placé dans des comptes numérotés ou au nom de sociétés écran ou offshore domiciliées dans des paradis fiscaux.» L’avocat militant décrit un monde où le secret est quasi-total, et un révoltant deux poids, deux mesures pratiqué par la Confédération helvétique. «Quand on se présente à la Finma (puissante autorité de contrôle bancaire) pour de simples informations, on nous rit carrément au nez. Il n’empêche que quand il s’agit d’une demande américaine, on s’exécute illico presto, et quand c’est un pays du Sud, un pays arabe, on serre davantage la vis du secret bancaire.»
Joint-ventures ou les pompes à fric des négociants suisses
Genève. Au 9e rang des places financières globales. Haut lieu du négoce des matières premières, la ville de Suisse romande, avec ses 400 monstres du négoce et de courtage (Cargill, Trafigura, Vitol, Gunvor …) établis aux bords du lac Léman s’arroge aussi bien les premières parts des marchés du pétrole (un quart du pétrole africain) mais aussi des céréales, sucre et café, brassant un chiffre d’affaires dépassant les 666 milliards d’euros par an.
«Vous imaginez ce que cela représente en termes de volume financier, de nombre de transactions par jour… Quid des magistrats et procureurs qui enquêtent sur les affaires financières à Genève ? Ils ne sont que six !» Pour cet expert en négoce des matières premières, cette disproportion d’enjeux et moyens renseigne sur toute la faiblesse du système pénal suisse, «incapable de lutter contre la grande corruption internationale».
Marc Gueniat est enquêteur dans le domaine des matières premières au sein de la Déclaration de Berne, une fondation suisse engagée dans l’«aide au développement» et pour des «relations plus équitables entre la Suisse et les pays du Sud». Ses investigations portent sur des cas de corruption impliquant des entreprises suisses intervenant dans le segment très opaque du pétrole mis en vente par les Etats et les compagnies publiques.
Ses rapports et enquêtes menés au Nigeria, en Angola, en Guinée Conakry soulignent tous la «position hégémonique» des négociants suisses, dominant de loin les exportations au Cameroun, au Gabon, en Guinée équatoriale, au Nigeria et au Tchad où la société Glencore a acquis, en 2013, 100% de la part étatique du pétrole pour une valeur correspondant à 16% du budget national de ce pays, l’un des plus pauvres de la planète.
«Avant, dit-il, j’avais des notions sur leurs parts de marché, je savais que les sociétés suisses contrôlaient un tiers du commerce mondial du pétrole, ce genre de choses, mais lorsqu’on va dans le détail, on se rend compte combien ces pays et univers sont les zones de confort des sociétés suisses et on découvre l’ampleur de la corruption et de la misère qui ravagent ces pays.» Et c’est à travers les joint-ventures (entre sociétés suisses et compagnies nationales publiques ou privées apparentées aux dignitaires du pouvoir et leurs familles), explique-t-il et via les partenariats systématiquement domiciliés dans les paradis fiscaux que s’organisent les pillages des ressources .
«Et ce qui choque le plus, c’est que ces sociétés étatiques détournent une grande quantité d’argent qui appartient aux populations, comme au Nigeria où en septembre dernier le gouverneur de la Banque centrale a écrit — et rendu publique sa lettre —, au président de la République l’interpellant sur le fait que la Nigerian National Petroleum (compagnie nationale des hydrocarbures) a oublié de transférer… 20 milliards de dollars en 18 mois de ses comptes sur ceux de l’Etat. Avec une telle somme, combien d’écoles, de routes, d’hôpitaux… auraient pu être construits alors que là elle n’a profité qu’à une caste corrompue, qui bénéficie de la complicité active des sociétés suisses».
Dans les faubourgs et Rues basses, dans le Saint Gervais, La Rive, et autour des quartiers bancaires de Hollande, du Parc des Bastions prospèrent les cabinets et sociétés de trading pétrolier : Vitol, Totsa, la filière genevoise du géant Total, Gunvor… qui font transiter (sur le plan comptable) par Genève-Cité plus d’un tiers du pétrole mondial, enrichissant requins de la finance et potentats du Sud confondant souvent la Banque centrale de leur pays avec leur porte-monnaie.
Genève, capitale économique du monde arabe
Le Printemps arabe a tout juste fait sonner les cloches des banques suisses, estime Gueniat, sans rien changer de leur statut de receleur universel vicié à la destinée même de la Confédération helvétique. «Certes, c’est de plus en plus difficile aujourd’hui pour les élites politiques de posséder directement des comptes bancaires en Suisse, mais ils le font désormais autrement via des sociétés de négoce aux comptes desquels ont accès les hommes du pouvoir ou en achetant, c’est toujours possible, sa villa cash sans passer par une banque et sans être inquiété par le dispositif antiblanchiment».
Beaucoup d’oligarques russes, mais pas seulement, ont acquis ces dernières années (par sociétés immobilières aux porteurs) et à des sommes faramineuses des résidences à Genève au bord du lac. En cette saison, et comme chaque année, la palme du débarquement massif revient aux têtes couronnées du Golfe, princes et leurs familles débarquant en smala avec une armée de domestiques et de conseillers sur les rives du Lac Léman. «Genève, capitale économique du monde arabe», titrait l’Hebdo genevois. Hôtels et palaces, villas et résidences de luxe, manoirs, horlogerie-joaillerie… rien ne résiste à la boulimie acheteuse des rois et princes d’Arabie, aux dignitaires et puissants hommes d’affaires arabes…
«Les puissants dirigeants algériens ont aussi leurs habitudes : au Mandarin Oriental Geneva, un 5 étoiles à plus de 543 euros la nuitée, ou au Métropole Hôtel» et autres palaces avec vue sur la rade animée, ses kiosques à musique, l’immanquable jet d’eau et eaux vives du Rhône. «C’est surtout pendant les fêtes, en été, témoigne Yves Steiner, qu’ils viennent apprécier les feux d’artifice. On compte également des militaires algériens qui jettent leur dévolu sur les innombrables cliniques privées du canton.» Yves Steiner est journaliste d’investigation à la Radio Télévision Suisse (RTS).
A son actif, des enquêtes mettant en cause (pour corruption et blanchiment) des multinationales, à l’instar du géant canadien SNC-Lavalin Group épinglé en avril 2012 pour des affaires de corruption en Libye, entre autres. L’ex-vice-président du groupe SNC-Lavalin, Riadh Ben Aïssa, un Canadien d’origine tunisienne, est en prison à Berne pour avoir versé plusieurs millions de francs suisses (130 millions) à Saâdi El Gueddafi, fils du guide libyen, le colonel El Gueddafi, en échange de juteux contrats. Dans cette affaire, Steiner relève toute l’ingénierie de la corruption et blanchiment : des banques (EFG), des sociétés offshore (Tresca Holdings), et des cabinets d’avocats ou les fameuses machines à laver plus blanc que blanc : tout y est «L’enquête SNC Lavalin est partie, dit-il, littéralement en explosion.
De partout.» Avec des commissions rogatoires et demandes d’entraide judiciaires avec notamment le Canada et l’Italie qui ont mis à nu toute l’architecture financière et les conduits de corruption. «Les procureurs fédéraux suisses sont tombés sur un certain nombre d’affaires connexes — comme le projet de construction du barrage de Tizou Ouzou, entaché de corruption — et autres phénomènes en lien avec des sociétés italiennes et algériennes : Eni, Sontrach, Saipem (filiale d’ENI) et on retrouvera cette banque suisse installée à Zurich, Habib Bank utilisée par Bédjaoui pour reverser les commissions aux dirigeants italiens et algériens en contrepartie des contrats signés avec la Sonatrach».
Le journaliste s’est intéressé à quelques-uns des noms qui reviennent souvent dans les affaires imbriquées de corruption impliquant les sociétés canadienne, algérienne et italienne (ENI). En tête, l’insaisissable «agent commercial» de SNC Lavalin/Saipem : Farid Bédjaoui, propriétaire de sociétés et comptes en Suisse et aussi à Reda Hameche, «the key-decision maker», (l’homme-clé de la décision) à Sonatrach, «réfugié» depuis 2009 dans le sud de la Confédération helvétique.
Le reporter de RTS a tenté de le retrouver.
Sans succès. «Je sais qu’il vit avec ses enfants dans les villes situées autour de l’arc lémanique», dit-il. «Boîte noire» de la compagnie Sonatrach, recherché — sans grande conviction — par la justice algérienne, Hameche se serait établi à Montreux, dans le canton vaudois ; d’autres sources le localisent à Lugano, dans le canton du Tessin, la Suisse italienne, tout près de SamcoSagl¸ la joint-venture algéro-italienne (incorporée à Lugano en 1975) ayant servi de courroie de transmission d’une partie des commissions (197 millions de dollars) «versées» par Saipem (filiale d’ENI) au triumvirat constitué par l’ancien ministre de l’Energie et des Mines Chakib Khelil, son neveu et homme de main Reda Hameche et Farid Bédjaoui en contrepartie de quelque huit milliards d’euros de contrats conclus avec Sonatrach.
Ziegler vs capitaux en fuite
A la terrasse de Bagatelle, café-glacier-bar, sis place des Vingt-Deux-Cantons, le professeur Jean Ziegler, 80 ans, sériait des souvenirs de l’épopée de l’Algérie en lutte, évoquant en «off» quelques-unes de ses relations privilégiées avec les dirigeants historiques de la Révolution et dont nombre d’entre eux a gardé un lien charnel, quasi mystique avec la Confédération suisse, un amour qui ne se dément toujours pas pour la cité de Calvin.
Ziegler se dit «épaté», «sous le charme», ajoutait-il, devant les jeunes générations d’Algériens, les diplomates surtout, «dont l’amour de la patrie et la foi en les idéaux révolutionnaires sont chevillées à leur existence». Sur les avoirs algériens (ou des Algériens) en Suisse, le professeur (qui a pourtant noirci des pages sur le fameux «trésor» du FLN), ne veut rien dire, déclinant courtoisement la demande d’entretien, prétextant ses fonctions onusiennes — il est membre du Comité consultatif du conseil des droits de l’homme de l’ONU — «A chaque fois que je fais une déclaration à la presse, le représentant de l’Algérie à l’ONU nous adresse des protestations officielles.»
Mais dans Une Suisse au-dessus de tout soupçon, Ziegler avait déjà presque déjà tout dit sur cette «organisation bancaire suisse jouant le rôle de receleur pour le compte du système impérialiste mondial». L’intellectuel engagé suisse n’en revient toujours pas d’avoir mis a nu «l’oligarchie suisse» et ses «activités de receleur de capitaux en fuite» dont seuls souffrent les «peuples et les Etats»
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