par Kamel Daoud,
le 11 June 2012
Kadhafi 43 ans au pouvoir, Ben Ali 23 ans, Moubarak 30 ans, Benbouzid 20 ans ou presque. Qui est Aboubakr Benbouzid?
C’est l’énigmatique ministre de l’Education algérien, en poste depuis deux décennies, battant des records malsains détenus jusque-là par des dictateurs, pas par leurs ministres et subalternes supposés. Le cas fascine les Algériens, qui ne s’expliquent pas comment un ministre peut être en place depuis plus longtemps qu'un président de la République.
Selon la légende, le président Bouteflika (ou ses prédécesseurs) tient son pouvoir de l’armée algérienne, qui tient son pouvoir d’elle-même, de son histoire, de sa force ou du souvenir de la guerre de libération. L’armée algérienne a libéré le pays, assuré la stabilité, mené la guerre contre les islamistes et est considérée comme l’armée la mieux équipée d’Afrique, depuis peu.
D’où sa mainmise sur la vie politique de l’Algérie. Sauf que dans les stades algériens lors des grands matchs, les Algériens n’insultent pas Bouteflika. Il ne s’appelle pas Moubarak, ni Bachar et n’a encore tué personne, sauf le temps et l’espoir. Dans l’ensemble, les gens, en Algérie, n’en veulent pas au bonhomme.
Une perception algérienne veut que le Président ne soit pas totalement mal vu, qu’on en a même presque pitié. La cause? Il est supposé être aussi faible que le peuple face au «Système». Il est dit qu’il est un Dey pris en otage par des officiers ottomans, comme il y a deux siècles. À l’époque de la régence ottomane de l’Algérie, les Deys vivaient peu, étaient désignés dans le tas et mourraient violemment.
«Personne ne sait où se situe le pouvoir en Algérie»
Les présidents algériens provoquent donc depuis des décennies la pitié et même la compassion. Pour le bon peuple, les présidents algériens finissent mal, tués, chassés, écartés ou emprisonnés et ils ne possèdent pas le pouvoir, mais ses apparences. Pour unsociologue algérien, Bouteflika, «c’est juste la reine d’Angleterre avec moins de panache». Lors de son premier mandat, Bouteflika l’avait lui-même déclaré. Un peu trop sûr de lui-même, en 1999 à son élection:
«Je ne veux pas être les trois quarts d’un président.»
Les Algériens le perçoivent aujourd’hui comme le quart du système. Etre président, ce n’est pas une bonne vie. Et les Algériens aiment les gens qui tombent, qui finissent mal. Ils leur accordent presque de l’amour, sinon, de la charité.
Pour eux, Bouteflika n’est donc pas un mystère. Ni un dictateur. Mais seulement l’employé d’un système féroce qui mange en se cachant, vole en restant invisible, mord et frappe en disant que ce n’est pas lui. C’est le «maquis» à l’époque de la guerre de libération, le salon des réunions de la mafia à Alger, le clan obscur, la force occulte des «Services», la mafia politico-financière…etc.
Même quand on veut donner les noms de ce système, on retombe fatalement vers les prénoms, les pseudonymes. Dans un récent entretien, l’ancien gouverneur de la banque d’Algérie l’a résumé violement:
«Personne ne sait où se situe le pouvoir en Algérie»
Sauf que dans ce jeu, il y a un seul nom qui émerge, qui est vrai et qui n’est pas un pseudo: celui de Benbouziz Aboubakr, le ministre de l’Education algérienne. Cela fait 20 ans qu’il est au pouvoir en tant que ministre. Plus longtemps que le président algérien actuel arrivé aux affaires en 1999.
Un ingénieur formé en URSS, et après?
D’où le bug dans le cadre du printemps arabe. Le système n’est pas une dictature personnelle mais un régime impersonnel. «Dégage», mais à Qui? Combien sont-ils? se disaient les Algériens en 2011. Comment faire une révolution dans un pays où le président est en poste depuis dix ans et ses ministres depuis vingt ans?
C’est l’unique cas où un ministre a une vie politique plus longue que celle du président, de deux présidents, de trois presque. Et, pire encore, de Benbouzid, les Algériens ne savent rien ou presque. On sait qu’il est né en 1954 et qu’il a fait ses études en URSS, à Odessa et Saint-Pétersbourg, qu’il est ingénieur en radiotechnique. Mais rien de plus précis.
D’où cet homme tient son pouvoir et son étonnante longévité? Mystère! En Algérie, on donne ses enfants (l’un des plus gros budgets de la nation est celui de l’Education nationale: près de 600 millions de dollars prévu pour 2012) à cet homme mais on ne sait rien de lui. Étrange imprudence et aventurisme du peuple et des pères de familles, peut-être. Surement!
Des légendes sont même nées autour de cet homme: unique cas où le mythe se tisse, non pas autour d’un dictateur, mais d’un ministre, pas même d’un Premier ministre ni même d’un ministre de l’Intérieur, grand vizir des dictatures selon la tradition. Un ministre de l’Education donc, étrangement tenace depuis son premier poste en 1993.
Deux hommes, un complot ahurissant
La première légende veut qu’il soit un protégé de Poutine ou même l’un de ses beaux-fils ou beaux-frères (ils auraient épousé deux sœurs). Ridicule, mais très en vogue en Algérie. Cette légende grossière vient de son cursus en URSS. De même que la nationalité présumée russe de sa femme. Peu crédible aux yeux des plus critiques, ce mythe de barbouze passif ou d’alliés par paternité fit place à un autre, plus tenace.
Benbouzid serait le gendre du ténébreux général Medien, alias Toufik, Père Vador de la nation, patron des services algériens, grand ténébreux du pouvoir et principal actionnaire dans le Conseil d’administration qui gère le pays et la rente. C’est ce lien de sang qui expliquerait donc pourquoi personne n’a touché à Aboubakr Benbouzid depuis 1993. Rumeur là aussi. La seule information vérifiable est que Benbouzid est au pouvoir depuis 20 ans et le Général Toufik est en poste depuis 1990. Le second ayant été lui aussi formé en URSS.
Sauf que là aussi, la légende ne suffit pas. L’énigme n’est pas résolue mais déplacée. Pourquoi le vrai patron du pays tiendrait-il tant à un beau-fils supposé? La réponse est dans le plus secret projet du régime algérien, selon certains: déformer les algériens, les stériliser, des analphabétiser et les rendre plus dociles, plus perméables au conservatisme, moins rebelles.
Selon cette théorie, Benbouzid est chargé d’un secteur plus stratégique, pour le Pouvoir, que le pétrole. La déculturation des masses. Selon cette légende, les décolonisateurs ne voulaient pas refaire l’erreur fondamentale des colons. Ne pas éduquer l’adversaire et se faire chasser, quelques années plus tard, par une guerre de Libération menée par des enfants indigènes formés dans les écoles du colonisateur.
Étrange culte de l’éducation gratuite et de masse
Donc le Pouvoir, le vrai, l’occulte, charge Benbouzid d'ahurir le peuple pour qu’il ne devienne jamais intelligent ni donc, militant. C’est l’explication intellectuelle de l’énigme Benbouzid, et contrairement à ce que l’on peut penser, elle fait mode depuis des années au sein des élites pessimistes algériennes.
C’est ce qui expliquerait les sept vies du Benbouzid et pourquoi rien n’a pu déboulonner ce ministre: ni Bouteflika, ni l’échec du système éducatif algérien, ni les marches, ni les syndicats des enseignants ni les grèves cycliques, ni rien. L’homme de fer résiste à tout et à l’essentiel, le temps.
Pour beaucoup d’Algériens, il existe aujourd’hui une véritable «génération Benbouzid», une mentalité Benbouzid, et une époque Benbouzid. Ministre en 1994, il a eu sous son aile des enfants qui ont aujourd’hui 26 ans. Cette génération est présentée comme féroce, dure, conservatrice, bigote, convertie au populisme religieux par des manuels scolaires dignes du moyen-âge ténébreux et inquisiteur. Des manuels enseignant les règles du divorce à des enfants de dix ans, les tortures des impies dans les tombes et la faiblesse naturelle de la femme.
L’Algérie, sur les tablettes de l’Unesco, est un pays qui dépense beaucoup pour les écoles. Mais quand on fait le bilan, aucun Algérien n’a marché sur la lune dans son pays. Le régime procède par un étrange culte de l’Education gratuite, de masse, en réponse au traumatisme de l’époque coloniale et de son école à castes. Sauf que cette éducation nationale n’est pas une scolarisation simple et moderne mais un endoctrinement en vrac.
Imposer des élections de ministres
Benbouzid est connu par son culte des chiffres et des statistiques. Il ne répond jamais par un avis ou une appréciation mais absolument toujours par des bilans et des additions. Ecoles construites, cartables distribués, places, pédagogies, salaires, nombre d’enseignants…etc. Lointaine déformation stalinienne de sa jeunesse en URSS peut-être.
Cet homme est donc l’une des preuves vivantes de l’étrange singularité algérienne où la plus longue vie politique n’est pas celle d’un président mais d’un ministre qui n’a même pas besoin de trafiquer des élections ou de chasser des opposants ni de mater une population. Un ministre qui fait mieux. Prendre le peuple au berceau pour le former à rester assis, en rangs.
Pour l’écrasante majorité des Algériens, Benbouzid est la vraie énigme, centrale, du Pouvoir. Celui qui la décode pourra en comprendre l’essence, savoir qui commande en vérité, pourquoi et dans quel but transcendant le drapeau et le discours. Pour d’autres, dans la vaste planète Facebook où cet homme a crée la légende, il est dit et répété que celui qui imposera des élections à la tête du ministère de l’Education algérienne sauvera le pays et les générations qui vont suivre jusqu’au jugement dernier.
Selon certains, le but de Benbouzid serait qu’aucun algérien ne puisse écrire sans faute le mot «dégage» dans quelques années. Et que personne n’en comprenne le sens dans moins d’une décennie. Le vrai Beria de l’Algérie pour les enfants de six ans d’âge et qui sont déjà éduqués dans une langue arabe dure, selon le poids d’une religion fermée et d’un nationalisme pour mort-vivants. Petit Taliban sera un jour Grand. Comme Allah.
Kamel Daoud
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