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Sunday, 26 January 2014

Algérie : jeunes sans jeunesse

 
  

POINT DE VUE. RACHID TLEMÇANI. ENSEIGNANT-CHERCHEUR À LA FACULTÉ DES SCIENCES POLITIQUES, UNIVERSITÉ D’ALGER

Algérie : jeunes sans jeunesse

El Watan, 23 janvier 2014

Cinquante années après l’indépendance, la légitimité historique est toujours au cœur du pouvoir politique. Pourtant plus 70% de la population du pays a moins de 30 ans.

Cette jeunesse fait aujourd’hui face au chômage, à la crise du logement, à l’absence de loisirs et au manque de perspectives. C’est une jeunesse très angoissée et sans repères précis.
Durant la «sale guerre» des années 1990, de nombreux jeunes, exclus du marché du travail ou du système scolaire, ont rejoint les groupes islamiques armés en s’opposant aux forces de sécurité.
Pourtant, l’Etat algérien était et reste un Etat riche (ses réserves de change atteignent 148 milliards de dollars). L’augmentation des revenus pétroliers depuis les années 2000 (plus de 97% des revenus extérieurs) pouvait en effet permettre de mettre en œuvre une politique cohérente de l’emploi en investissant dans les secteurs créateurs de richesses, notamment dans l’économie du savoir et de l’immatériel.

Ce n’est pas le cas de l’Algérie d’aujourd’hui qui se distingue par un immobilisme dans tous les secteurs d’activité, pendant que la corruption a envahi toutes les institutions du pays, formelles et informelles. Seuls les services et les travaux publics sont créateurs d’emplois, mais des emplois temporaires, précaires. La croissance économique, bien qu’elle soit très faible, reste fictive. Le tissu industriel, constitué de PME, reste à construire. On préfère tout simplement faire de l’import-import avec l’argent du contribuable. Les opérations de négoce sont encouragées par le pouvoir politique au détriment des activités créatrices de valeur ajoutée.
Le chômage concerne aujourd’hui, selon les chiffres officiels, un jeune actif sur quatre.

Les universitaires et les diplômés sont les plus touchés par ce phénomène (71 500 universitaires dont 10 000 médecins ont quitté l’Algérie entre 1994 et 2006). Les femmes plus encore sont atteintes : leur taux d’activité est de 14% en 2013 alors qu’il était de 17% au début des années 2000. Le salariat permanent tend à diminuer, y compris dans la Fonction publique (la révision prévue de l’article 87 bis du code du travail vise à consacrer le passage du CDI au CDD et son application aggravera la précarisation). Les chômeurs vivent de petits boulots : travail saisonnier dans le monde rural, aide familiale et subventions étatiques dans le micro-crédit. Le déséquilibre structurel entre les demandeurs d’emploi et les offres disponibles pénalise toute une génération.
«Le marché du travail est relativement rigide en Algérie, affirme le dernier rapport du FMI, ce qui tend à favoriser les personnes déjà en place». Le rapport conclut que «l’économie n’a pu créer assez d’emplois hautement qualifiés». De tels emplois sont créés par les multinationales, mais elles ramènent leurs propres travailleurs. Même des agents de sécurité !
A croire que les jeunes Algériens sont des terroristes potentiels, pourtant le terrorisme islamique s’est pratiquement estompé à travers le pays.

«Génération hors système»

Certes de nombreux programmes sont élaborés, mais les emplois concernés sont le plus souvent précaires (chantiers de construction, services, petits commerces, gardiens de parkings publics) et ne favorisent pas l’insertion. Chaque année, 100 000 nouveaux emplois sont disponibles, mais il en faudrait 350 000 pour répondre à la demande. Les solutions préconisées restent de simples solutions d’attente dans un pays où l’inertie caractérise tous les secteurs d’activité créateurs de richesses.
Le chômage n’est pas perçu comme une question économique mais comme une affaire sociale, au même titre que les autres problèmes. Il n’y a pas de politique de l’emploi, mais seulement des mesures prises au gré des conjonctures pour gérer la crise de l’emploi pour qu’elle ne déborde pas sur la sphère publique et la rue. Cette gestion, une fuite en avant, est d’ailleurs coûteuse, elle est financée par la manne pétrolière tributaire des fluctuations du marché international. Les actions des gouvernements se limitent dans l’ensemble à la distribution de rente.

Pour apaiser les tensions sociales et tribales à Ghardaïa, par exemple, le chef du gouvernement a promis la distribution de 30 000 lots de terrain. Les mesures prises pour réduire le chômage ont considérablement aggravé les inégalités sociales au sein de la jeunesse, d’une part, et la disparité régionale entre le nord et le sud du pays, d’autre part. Ces initiatives ne sont en définitive qu’une distribution des deniers publics sans aucune rationalité économique. Certes, le pouvoir a ainsi réussi à «acheter» la paix sociale au sein des élites en augmentant brutalement les salaires et les prébendes des catégories professionnelles de la Fonction publique ainsi qu’en octroyant des largesses au secteur privé. Mais la jeunesse n’en a pas vraiment bénéficié.

Le contrôle exercé sur l’ensemble de la société durant les deux dernières décennies a en effet engendré une «génération hors système». La génération post-Octobre 1988 (liée aux émeutes du 5 Octobre 1988) pose alors problème à l’ensemble de la société et au pouvoir politique. Pour les jeunes, tout le monde est responsable de leur situation. Et comme les institutions électives ne sont que des coquilles vides, la jeunesse ne peut s’exprimer que par la violence, l’émeute, l’émigration clandestine (el harga) et même par l’immolation par le feu sur la place publique (apparue en 2004 et très répandue pas uniquement parmi les jeunes : 7 en 2013 dont une femme). Il y a une rupture totale entre Etat et société, régime politique et peuple, élites et jeunesse, jeunesse du Nord et jeunesse du Sud.

Le Sud n’est plus paisible

Aussi, malgré la quiétude relative régnant dans le pays, aujourd’hui, le pays connaît un mouvement social singulier animé principalement par les jeunes, les exclus du système de prédation et de l’économie de bazar. Ces protestations (émeutes, sit-in, marches, barrages sur les routes, etc.) ont atteint un point de non-retour en 2011, quand plus de 10 000 incidents publics furent enregistrés. Le mécontentement populaire a touché tout le monde. Pratiquement toutes les catégories professionnelles et groupes sociaux, y compris les chômeurs et les retraités, ont manifesté contre leurs conditions de travail, la hausse du coût de la vie et la hogra, l’injustice en général.

Ce mouvement ne s’est pas essoufflé, apparemment. On a compté au premier semestre 2013 plus de 5000 protestations de rue dont 3000 émeutes. Il a pris une nouvelle dimension alimentée par la grogne des rappelés du service national, qui réclament un statut particulier pour avoir lutté contre les groupes terroristes dans les années 1990. Comme revendications essentielles, une pension mensuelle, une indemnisation et un quota de logements. En plus clair, ils demandent une «rente sécuritaire», paradoxalement similaire à celle des terroristes repentis. En un mot tous les groupes, y compris les étudiants, veulent leur part du gâteau.

De surcroît, la grogne populaire a rapidement atteint les zones auparavant calmes, comme les régions du Sud où sont localisés les champs pétrolifères. Le pouvoir ne s’attendait pas à une menace sociale venant particulièrement des régions les plus démunies. Les habitants du Sud sont en effet perçus comme des gens paisibles et apolitiques, se contentant de peu. Les jeunes chômeurs des villes du Sud (Ouargla, Laghouat, Tindouf, Béchar, Bordj Badji Mokhtar) ont montré en réalité leur mécontentement dès février 2011. Les exclus et les marginalisés ont constitué le Comité national pour la défense des droits des chômeurs (CNDDC). Aujourd’hui, ce Comité regroupe une vingtaine de wilayas sur les 48 que compte le pays. Ce mouvement s’est rapidement radicalisé, exigeant de dialoguer directement avec le pouvoir central. En mars et en septembre 2013, le CNDDC a organisé de grandes manifestations pour demander au Premier ministre de tenir sa promesse d’imposer aux entreprises du Sud de recruter prioritairement des employés locaux. L’Etat sécuritaire n’est pas en mesure de défendre ses citoyens face aux contraintes de la globalisation et aux enjeux du partnership pétrolo-sécuritaire.

Cette misère sociale vient d’exacerber les tensions communautaires. En août dernier, Bordj Badji Mokhtar, à la frontière malienne, a été le théâtre de violents affrontements entre Arabes et Touareg. C’est l’intervention des notables traditionnels qui a permis d’apaiser la situation. Mais c’est à Ghardaïa, où la situation est devenue rapidement très préoccupante, elle risque d’échapper aux acteurs du mouvement, aux jeunes chômeurs.
«Les autorités sécuritaires et politiques ne maîtrisent pas la situation, constate la Ligue algérienne des droits de l’homme (LADDH) ; à chaque fois qu’elles interviennent, cela ne fait qu’aggraver la situation.» La cooptation du futur président de la République semble se jouer dans la vallée du M’zab, loin des «unes transparentes» des grandes agglomérations.

Le système manipulation-répression a réussi à phagocyter et casser le mouvement social. En dépit de ses faiblesses, son inclusion dans le jeu politique peut, pour peu que l’intelligence politique soit aux commandes, participer à la sortie du tunnel. Mais en vain. L’arrogance politique le perçoit comme un mouvement jeune, irresponsable, sans identité propre et sans leadership.
A la veille de l’élection présidentielle d’avril 2014 qui relance la lutte de clans, il est très difficile de spéculer sur l’évolution de ce mouvement. Toujours est-il que le pouvoir politique doit faire preuve, à l’avenir, de beaucoup d’imagination pour répondre à la radicalité des nouveaux groupes de protestation, des chômeurs et même des parents de malades hospitalisés. Sa tâche n’est plus facile, la manne pétrolière commence à se tarir. Le modèle de redistribution reposant sur un baril de pétrole à 100 dollars a commencé à se désagréger, d’une part, et la demande sociale augmente sans cesse, d’autre part. La faiblesse du mouvement social peut devenir une grande force de contestation, mais déstabilisatrice et génératrice de chaos.

Alternatives internationales (hors série n°14, janvier 2014)

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