Amir, jeune Egyptien, a quitté son pays natal pour la France à l'âge de 4 ans. Une semaine avant la première manifestation du 25 janvier 2011 à laquelle il a participé place Tahir, il est retourné au Caire où de nombreux membres de sa famille résident encore.
Pour Agents d'entretiens, Amir nous raconte cette révolution vue de l'intérieur, la vie sous le régime Moubarak, la violence des émeutes et sa crainte concernant l'avenir d'un pays qui, selon lui, aura bien du mal à se remettre d'un tel bouleversement.
Agents d'entretien : Tu es retourné en Egypte une semaine avant les émeutes. Simple coïncidence ?
Amir : Non ! A cette période, j'étais parti travailler à Dubaï. Mes oncles, dont certains font partie de l'armée égyptienne, commençaient à sentir que la situation pouvait basculer à tout moment. J'ai donc préféré rentrer afin de me trouver auprès des miens.
Bien sûr, personne ne pouvait imaginer que les tensions latentes allaient prendre une telle tournure. Je suis arrivé en Egypte le 18 janvier, une semaine avant la première manifestation place Tahir. A l'aéroport, tout était calme et rien ne laissait présager un tel soulèvement.
Quand les choses ont-elles changé ?
Tout a vraiment débuté avec le premier rassemblement du 25 janvier place Tahir. C'est parti d'un jeune Egyptien qui a suivi le modus operandi qui avait fonctionné en Tunisie quelques semaines auparavant. Via Facebook, il a envoyé à tous ses contacts un mot afin d'appeler au soulèvement dans le pays. Il était bien évidemment loin de penser que son message aurait de telles répercussions.
Ce que l'on sait moins, c'est que cette personne qui avait appelé à s'insurger contre la mainmise de Moubarak sur le pays a été enlevée avant la première manifestation et cela, pendant douze jours. Tout le monde pensait qu'il était mort car lorsque les forces de Moubarak enlèvent une personne, il est rare de la revoir un jour.
La révolution égyptienne a été soudaine et a pris de court le peuple comme ses dirigeants. Pour toi qui te rends dans ton pays d'origine de nombreuses fois par an, cette gronde du peuple qui s'est transformée en révolution était-elle latente ?
L'Egypte est un pays très pauvre. Pour te donner une idée, dans le secteur du bâtiment par exemple, les gens sont payés à la journée et le salaire moyen quotidien est de 3 euros. Comment dans ces conditions pouvoir subvenir aux besoins de sa famille ?
Le ras-le-bol est venu du fait que seuls les puissants du pays avaient leur part du gâteau. C'est la jeune génération qui a tiré le signal d'alarme en dénonçant la corruption permanente de Moubarak et des siens. Des journalistes égyptiens ont parlé d'une fortune de 200 milliards pour Moubarak, sans compter ses divers comptes dans les paradis fiscaux. (Voir la vidéo)
Le président avait instauré un véritable régime de la peur…
En Egypte, si tu étais opposant au régime et que tu le faisais un peu trop savoir, tu étais enlevé. Du jour au lendemain, un homme, une femme pouvait disparaître sans laisser de traces. A la fin de la révolution, on a découvert que le ministère de l'Intérieur comptait sept étages en sous-sol dans lesquels on a retrouvé de nombreux cadavres, visiblement des opposants au régime !
Lorsque tu as participé à la première manifestation du 25 janvier place Tahir, tu as senti que le pays basculait vers la révolution ?
Non, pas vraiment. A l'issue de la première manifestation, Moubarak a annoncé publiquement à la télévision qu'il ne se représenterait pas aux prochaines élections du mois de septembre. Mais il était déjà trop tard ! Le mouvement était en marche et cette première manifestation a montré au peuple que la majorité des Egyptiens faisait front contre Moubarak et voulait que les choses changent tout de suite, pas dans six mois.
Cela a dégénéré ensuite. Avant la deuxième manifestation, l'armée a fait savoir qu'elle garderait une position de neutralité et ne tirerait pas sur le peuple. A ce moment, Moubarak a demandé à la police et à ses forces spéciales de se vêtir en civils pour défier les opposants au régime. Nous n'étions que de simples manifestants pas très bien organisés alors qu'en face, les soi-disants civils étaient trop bien préparés pour être des gens du peuple ! C'est là que les premiers échanges de tirs à balles réelles ont eu lieu.
Pendant cette seconde manifestation, j'ai vu des hommes à côté de moi tomber, une balle dans la tête. Moubarak a engagé des mercenaires venus du Tchad et leur a offert 50 000 dollars, des visas et des moyens de transport afin de venir lui prêter main-forte. On le sait car certains sont morts place Tahir et leurs passeports étaient tchadiens.
Pour semer le chaos dans tout le pays lorsqu'il a vu que les choses ne tournaient pas en sa faveur, Moubarak a ouvert les portes de toutes les prisons. Du jour au lendemain, des tueurs, des violeurs, des individus extrêmement dangereux se sont retrouvés dans les rues.
C'est à ce moment que la situation a viré à l'anarchie ?
Les détenus, soudain en liberté, se sont dirigés vers les quartiers riches du Caire et ont commencé à violer, piller… Comme la police fermait les yeux sur de tels agissements, les jeunes de chaque quartier, de chaque rue se sont organisés en milices pour protéger les habitants et les biens.
On a ramené de grosses pierres afin de construire des barrages, on demandait les papiers à toutes les personnes qui voulaient passer, on fouillait les véhicules et l'on avait instauré des tours de garde afin que chaque habitant participe à la protection de sa rue. C'était une situation de peur extrême où tout le monde épiait son voisin.
Vous aviez des armes ?
Certains jeunes avaient de la famille dans l'armée, alors ils prenaient le pistolet de leur père, la mitraillette de leur oncle… D'autres étaient armés de bâtons, de manches de pioche, de couteaux, de machettes.
Les journaux télévisés français nous montraient des images quelque peu aseptisées des émeutes. Je suppose que sur place, la violence était bien pire que les simples charges de chameaux que l'on a pu voir ?
Les images étaient bien évidemment filtrées. C'était une vraie guerre ! J'ai vu des gens avec la cervelle éclatée parce qu'ils avaient reçu une balle en pleine tête, des personnes battues à mort, des gens pris à parti en voiture et qui, pour s'échapper, roulaient sur les manifestants, des crânes ouverts en deux par des jets de pierres. C'était l'horreur !
Les gens avaient peur les uns des autres ?
Tout le monde s'épiait. Personne ne savait si son voisin d'hier n'allait pas vouloir lui tirer une balle dans le dos aujourd'hui ! Après le départ de Moubarak, lorsque la situation s'est un peu apaisée, la population en voulait énormément à la police. Une chasse aux sorcières s'est peu à peu instaurée.
Je me souviens d'un conducteur de bus qui a reconnu dans son quartier un policier. Il a fait exprès de percuter son rétroviseur afin de chercher des ennuis et l'insulter. Le policier sous tension a craqué, il a sorti son arme et a tiré dans le cou du conducteur de bus. Les gens du quartier qui avaient assisté à la scène se sont rués sur le policier pour le rouer de coups. Il serait mort si sa mère qui a vu cela de sa fenêtre ne s'était pas jetée sur le corps de son fils pour le protéger des coups. Nous étions dans une période de règlements de compte !
Aujourd'hui encore, les gens sont en insécurité permanente et se méfient de tout. On assiste actuellement à de nombreux enlèvements d'enfants issus de familles riches et dont les ravisseurs réclament des rançons. Après la révolution, c'est désormais la peur qui prime.
Tu crains que ce chaos se ne poursuive au moins jusqu'aux prochaines élections du mois de septembre ?
J'étais pour le départ de Moubarak et que la corruption qui rongeait l'Egypte cesse. Il faut pourtant comprendre que le changement ne va pas se faire en un jour, un mois ou même un an. On a supporté Moubarak trente ans et je crois que l'on n'était plus à six mois près afin de préparer une refonte du pays dans le calme.
La révolution a tout emporté sur son passage car la population voulait tout et tout de suite. Elle avait peur qu'en six mois, Moubarak ait le temps de placer un de ses sbires à la tête du pouvoir.
Aujourd'hui, l'Egypte est laissée à l'abandon. Il n'y a plus de police, les prisonniers sont dans les rues, il n'y a pas de gouvernement et les touristes ne viennent plus. Le pays se meurt !
La jeunesse avait-elle l'impression de participer à un événement historique, à un profond bouleversement du monde arabe ?
Je crois que personne, les Egyptiens comme les Tunisiens avant nous, ne pouvait se douter qu'un appel au changement via des réseaux sociaux du Net aurait de telles conséquences et modifierait en profondeur le monde arabe !
Tu es peu à peu pris dans un véritable tourbillon de violence. Tu penses à sauver ta vie, protéger celle de tes proches et tu n'as pas la distance nécessaire pour analyser la situation économique, sociale, politique des événements auxquels tu participes.
Ce n'est qu'aujourd'hui, de retour en France, que je regarde avec un peu plus de recul cette révolution à laquelle j'ai participé. Lorsque j'ai vu les manifestations en Tunisie, jamais je n'aurais pensé que cela ferait boule de neige en Egypte. Cela faisait trente ans que Moubarak tenait le pays avec une poigne de fer, en basant son pouvoir sur la peur et la répression. Comment imaginer un quelconque changement chez un peuple totalement muselé ? Et pourtant !
Comme en Tunisie, c'est la jeunesse qui a été à l'origine du soulèvement.
Place Tahir, lors des premières manifestations, il était étonnant de voir des jeunes issus de familles très riches du Caire discuter avec d'autres de milieux défavorisés. Il n'y avait plus de classes sociales, toutes les frontières avaient sauté et la jeunesse tout entière était unie dans le seul et unique but de renverser Moubarak. A ce moment-là, on s'est dit que tout devenait possible ! La jeunesse était solidaire.
Même après le départ de Moubarak, via les réseaux sociaux du Net, les jeunes se mobilisaient pour nettoyer la ville des stigmates des émeutes, organisaient des collectes de nourriture pour apporter aux pauvres…
Et quel est l'état de l'Egypte aujourd'hui ?
Economiquement, le pays est mort. Pendant les manifestations, un couvre-feu avait été instauré, ne permettant officiellement à la population de sortir que de 8 heures du matin à 14 heures. Jusqu'au mois de septembre prochain, le couvre-feu interdit à quiconque de sortir de chez lui après 22 heures. L'Egypte est un pays qui vit la nuit. Avec de telles mesures et l'arrêt brutal du tourisme, de nombreux magasins ou sociétés ont mis la clé sous la porte. La plupart des entreprises étrangères qui étaient implantées dans le pays sont parties. Tout tourne au ralenti.
Comment imagines-tu le pays après les élections du mois de septembre prochain ?
Je ne vois pas d'évolution positive de la situation avant cinq ans au moins. Avec la révolution, tout a volé en éclats et l'Egypte doit désormais repartir de zéro. Cela va prendre du temps, beaucoup de temps ! Les gens vivent au jour le jour, mais ne présagent en rien de l'avenir.
Ne crains-tu pas que cette période de transition, de troubles économiques et sociaux avant les élections soit propice à la montée de l'extrémisme ?
Bien sûr. Tout le monde a peur que les Frères musulmans profitent de cette situation d'instabilité pour imposer leurs idées. Pendant la révolution, tout le monde y allait de son pronostic en affirmant que l'Egypte libérée de Moubarak allait recouvrer sa gloire d'antan, que tout le monde aurait du travail…
Aujourd'hui, c'est le chaos le plus total et, malheureusement, on sait que le chaos est toujours une porte ouverte aux extrémistes pour imposer leurs idées à une population perdue. Ce serait alors la fin du pays !
En partenariat avec Agents d'entretiens
Photos : des Egyptiens passent sous une bannière favorable aux Frères musulmans au Caire, le 18 mars 2011 (Mohamed Adb El Ghany/Reuters) ; Amir (DR).
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