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Thursday, 20 January 2011

«La Presse de Tunisie» épure sa langue de bois

Kiosque à journaux, à Tunis, le 19 janvier.

REPORTAGE

Comme dans nombre de médias, les journalistes du quotidien ont destitué leurs dirigeants. L’heure est à la liberté de ton après des décennies de censure.

Le clou est toujours planté dans le mur au-dessus du bureau. Le portrait de «Zaba» (Zine el-Abidine ben Ali), lui, n’y est plus. Et le rédacteur en chef du journal non plus. Destitué. «Le bureau du chef est vide», lance une journaliste en rigolant après avoir passé la tête par la porte. Il vient de temps en temps, nous explique-t-on, mais il n’a plus de pouvoir. La Presse de Tunisie était devenu le porte-voix du régime au fil des ans. Jusqu’à samedi. Au lendemain de la fuite de Ben Ali, le quotidien a connu sa propre révolution. Les journalistes ont gentiment prié leur rédacteur en chef, nommé par l’ex-parti au pouvoir, le RCD, de dégager.«La révolution concerne tout le monde, c’était impensable pour nous que le journal ait le même contenu qu’avant», insiste Souad ben Slimane, journaliste à la rubrique culture. Depuis mardi, c’est donc un comité de rédaction composé de onze journalistes qui décide du contenu du journal. Le contraste est flagrant : le 19 janvier, une caricature sur le gouvernement de transition a remplacé la photo de Zine el-Abidine Ben Ali en une. Pendant vingt-trois ans, tous les jours, Zaba était en une du journal, toujours souriant.
Lotfi ben Sassi, caricaturiste depuis onze ans pour la Presse, raconte comment, chaque jour, il devait trouver une nouvelle ruse pour échapper à la censure : des dessins très critiques, au départ, histoire que la deuxième ou la troisième version exigée ne soit pas totalement vidée de sens. «Je faisais des insinuations, j’étais contestataire, mais en catimini»,se souvient-il, en évoquant un rétrécissement de l’espace de liberté d’expression au fil du temps ; au fur et à mesure que le clan Ben Ali étendait son pouvoir économique. «On n’a pas le droit de parler de voiture quand c’est eux qui ont acheté la concession, on n’a pas le droit de parler d’aviation quand c’est eux qui ont acheté les compagnies, pas le droit de parler de sport quand c’est eux qui président un club», énumère Lotfi, qui oublie de parler au passé, tant le changement est récent.
Système. Le silence du bureau du rédacteur en chef contraste avec l’animation de la salle de rédaction. Un box en verre tout en longueur avec quelques tables marron et des ordinateurs. La vingtaine de journalistes présents débattent avec fougue. «Dans cette période de transition, nous n’écrirons rien avec lequel tout le monde n’est pas d’accord», explique Fouzia Mezzi, la chef du comité de rédaction ce jour.«Comment on va gérer les journalistes qui ont collaboré avec le système ?»interroge une autre. «Quelle est l’identité qu’on va donner au journal ?»Les questions fusent, tout comme les suggestions sur le contenu du journal. Mais perce aussi l’angoisse sur la suite à donner à l’aventure. De la fenêtre ouverte parviennent les échos des manifestations. «RCD dégage !» scandent les manifestants depuis plus de deux heures sur l’avenue Bourguiba, l’artère centrale de la ville. «Il y a une volonté d’être libre, mais c’est pas facile, soupire Souad. Il va falloir désintoxiquer les gens, on a toujours cette autre partie de nous qui nous dit : "Bon, ça va être censuré, essaie d’arrondir les angles, d’enjoliver les choses."»«Cela fait des années qu’on chuchote en parlant politique. Devenir libre tout de suite, c’est difficile, quel sens donner au mot liberté après une cinquantaine d’années de répression», ajoute-t-elle. Pour l’édition du lendemain, elle compte écrire un reportage sur une librairie du centre-ville qui, depuis lundi, expose dans sa vitrine exclusivement des livres jusque-là censurés.
Fidèles. Nadia Chahed, 32 ans, n’a pas réussi à pondre une ligne depuis samedi. «J’ai plein d’idées, mais j’ai peur de ne pas être à la hauteur. A partir du moment où on est libre, je me dis qu’il faut écrire très bien. On s’est tellement habitués à cette langue de bois», confie-t-elle. Elle aussi raconte la surenchère des dernières années, avec des photos du Président et de sa famille de plus en plus nombreuses dans le journal, des statistiques inventées, toujours positives. Elle raconte un quotidien qui n’a pas parlé des émeutes qui secouent la Tunisie depuis plus d’un mois ou de l’immolation de Mohamed Bouazizi, ce jeune diplômé chômeur qui a donné le coup d’envoi au mouvement. Nadia parle aussi du système de faveurs pour les journalistes les plus fidèles au régime. Des primes de productivité, de nuit ou du dimanche, qui étaient plutôt des primes de zèle.
Ailleurs aussi, les autres médias grignotent de nouveaux espaces de liberté. A la télévision tunisienne, les journalistes ont également mis leurs anciens dirigeants au placard. La télévision TV 7 a légèrement modifié son logo. Des Tunisiens y interviennent en direct à longueur de journée. Même la TAP (Tunis Africa Press), l’agence de presse officielle, parle désormais des Tunisiens qui descendent dans la rue pour manifester contre le maintien du RCD au gouvernement. Un vent de liberté souffle. «On ne veut pas de règlement de comptes avec les responsables, on veut profiter de ce vide politique pour prendre un maximum de liberté», confirme Chokri ben Nessir, journaliste politique. Blouson de cuir noir et cheveux grisonnants, lui aussi a vu ses articles censurés de plus en plus souvent ces dernières années ou modifiés jusqu’à devenir incompréhensibles. Derrière lui, de grands classeurs rangés dans un vieux placard marron compilent les anciennes éditions de la Presse. Au loin, on entend les tirs en l’air de la police qui tente de disperser les manifestants. «On veut être plus proches des Tunisiens, nous avons beaucoup de choses à rattraper, poursuit Ben Nessir. On peut accuser tous les journalistes de complicité passive avec le régime. Certes, on protestait ailleurs, dans les bars ou les cafés, mais on n’a jamais été solidaires les uns des autres. Là, c’est l’occasion.» Chokri montre la une dela Presse de Tunisie du 14 janvier, le jour où Ben Ali a quitté le pays après une manifestation gigantesque dans la capitale. En gros caractères noirs, on peut lire : «Ben Ali : Je vous ai compris tous, je vous ai tous compris.» A côté, une grande photo de Zine el-Abidine Ben Ali souriant d’inconscience.

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