Search This Blog

Thursday 7 November 2013

Pour les Algeriens l’Algérie est définitivement foutu!


Voilà huit ans que j’ai quitté mon pays avec femme et enfants. Laissant derrière moi une confortable carrière de cadre supérieur dans une entreprise publique – petit appartement construit en coopérative, voiture de service et téléphone portable mis à disposition par l’entreprise, salaire minable en comparaison de ce que je gagne aujourd’hui en tant qu’expatrié, mais honnête comparé à celui d’autres Algériens et Algériennes titulaires d’un diplôme universitaire mais moins chanceux –, je me suis embarqué, à 50 ans passés, dans l’aventure de l’émigration.

J’y suis retourné trois ou quatre fois, pour une ou deux journées à chaque fois, le temps de voir, en coup de vent, mes nombreux frères et sœurs restés au pays. La veille de mon départ, un vieil ami m’avait dit : « Déprogramme-toi. Efface complètement l’Algérie de ta mémoire. Ce pays est définitivement foutu! » Manque de pot, je me suis retrouvé, quelques mois après avoir atterri dans mon nouveau pays d’accueil avec, sur ma table de chevet, une pile de livres ramenés de la bibliothèque de la ville – quatre étages où j’aurais aimé passer le restant de mes jours et mourir, tel El Jâhiz, écrasé sous une montagne de dictionnaires et autres encyclopédies –, livres qui traitaient, pour la plupart, de l’histoire de l’Algérie.

J’aurai 60 ans dans quelques mois. Année après année, ma mémoire sensorielle s’est remplie de souvenirs nouveaux et ceux de mon pays – pays d’origine, devrais-je dire – se sont peu à peu estompés. Quelques anciens collègues de travail et amis sont morts. D’autres – la plupart de ceux et celles qui, comme moi, ont commencé à travailler dans les années 70 – sont partis en retraite. Ainsi va la vie. Le tapis roulant qui nous transporte nous rejettera un jour ou l’autre de l’autre côté du mur. Les uns après les autres. Parmi mes proches, la première à partir fut ma grand-mère maternelle – yemma Zohra –, en 1960. Elle devait avoir moins de 50 ans. J’avais 6 ans à peine. Je me souviens vaguement des femmes venues présenter leurs condoléances et saluer une dernière fois la défunte. C’était la guerre et la mort rôdait partout en permanence.

Puis ce fut le tour de mon grand-père paternel, en 1976, puis celui de mon grand-père maternel en 1981, celui de ma grand-mère paternelle en 1986, celui de mon père en 1993 et enfin, celui de ma mère en 2001. Allah yarhamhoum. Un jour, je m’en irai moi aussi et la terre continuera à tourner, comme elle le fait depuis 4,54 milliards d’années. Le monde continuera sa course folle, certains courant derrière l’argent et les plaisirs, d’autres derrière la gloire ou le pouvoir, et d’autres encore derrière la vertu ou le savoir.

La petite maison où je suis né, un lundi de printemps – au temps des fèves, me disait ma grand-mère 
Aldjiya – n’est plus aujourd’hui qu’un tas de pierres envahi par les ronces. Le jardin où, enfant, je passais mes journées à ses côtés, elle remuant la terre avec sa binette et racontant sans fin l’histoire de sa vie, et moi observant les processions de fourmis rouges et m’émerveillant de la beauté de la nature, est certainement resté à l’abandon, plus personne parmi mes frères et sœurs n’ayant aujourd’hui le cœur à y retourner, surtout après les terribles années 90, quand la violence barbare s’était déchaînée sur nous, venue on ne sait d’où.

Une vie, qu’est-ce que cela représente en fin de compte? Peut-on changer le cours du destin? Notre passage sur terre peut-il avoir la moindre influence sur l’enchaînement des événements? Pour certains acteurs privilégiés, peut-être, pas pour les milliards d’anonymes de mon espèce.

Et mon pays dans tout ça? Tel le passager d’un bateau qui quitte le port, je le vois s’éloigner de moi. Mais Alger-Edzayer restera toujours belle dans ma mémoire. Ce sera toujours la ville que j'ai découverte, enfant, en 1959, quand mon père nous avait emmenés, ma sœur, mon cousin et moi, rendre visite à ma mère et ma tante paternelle, réfugiées dans la cave de la villa de la cousine de mon père, sur les hauteurs de Notre Dame. Alors que nous traversions une ruelle qui débouchait sur la Place du Gouvernement – placet el 3oud –, actuelle Place des Martyrs, je m’attardai un moment, fasciné par le spectacle d’un meddah qui tapait sur son bendir. Me retournant, je me retrouvai seul et fus pris de panique, avant que mon père ne revienne sur ses pas et me prenne par la main.

C’est peut-être cela une vie, en fin de compte : une collection de souvenirs fugaces, plus forts que les autres – ceux qui sont perdus à jamais – et que notre mémoire conservera jusqu’à notre départ vers l’autre monde.           
http://lequotidienenalgerie.

No comments:

Post a Comment