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Wednesday, 6 November 2013

Juifs et musulmans: se sont-ils tant haïs ?

A l'initiative d'Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora, une passionnante et rigoureuse "Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours" fait table rase des préjugés.


Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora - Crédits: Patricia Lecomte
Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora - Crédits: Patricia Lecomte
Si les hommes prenaient la peine de se pencher sur l'histoire, ils se haïraient moins. Pas n'importe laquelle, attention. Pas l'histoire tronçonnée par l'idéologie, ni récrite ou embellie par la démagogie. Simplement la grande histoire, celle qui court de siècle en siècle, mêlant dans son flot les alluvions de la haine et du désir, de la proximité et de l'éloignement, de la rivalité et de la fraternité. L'historien Benjamin Stora et le poète Abdelwahab Meddeb ont voulu relever ce défi à l'aune d'une saga qui leur colle à la peau, aux mots, au cœur : celle des juifs et des musulmans. Le premier est né à Constantine et se souvient d'une grand-mère «habillée à l'indigène et qui ne parlait que l'arabe». Le second, fils de Tunis, évoque avec mélancolie «la rumeur de la prière juive» et ses copains des années 60 qui «mettaient en scène le plaisir des jours et des nuits aux terrasses et dans les cafés». Meddeb et Stora, dans leurs parcours respectifs, n'ont jamais cessé de marcher vers l'autre, baignés par l'universalisme que récusent aujourd'hui tant d'apprentis sorciers. Avec de tels guides, la première encyclopédie des relations entre juifs et musulmans, de Mahomet à Israël, des tribus juives d'Arabie aux derniers hébraïsants d'Ispahan, ne pouvait dériver ni vers l'angélisme ni vers le lamento. «Nous avons tenu à dépasser le prisme qui isole chacune des deux entités, expliquent-ils. Nous avons voulu déborder les frontières pour traverser les contraintes des communautarismes et des nationalismes...» 

Proximité et rivalité 

Une pléiade de spécialistes du monde entier ont donc été convoqués pour cette énorme enquête. En savant tapis volant, et en remontant le temps, à rebours des préjugés, nous survolons Médine, Le Caire, Bagdad, Tolède, Jérusalem, Salonique, Casablanca, Sanaa... Où donc juifs et musulmans, aujourd'hui totalement séparés, ne se sont-ils pas côtoyés ? Dès le départ, les uns et les autres partageaient le même espace géographique et linguistique. 

A la naissance de Mahomet, en 570, «on pouvait trouver des juifs dans toutes les sphères de la société arabe, nous apprend le chercheur américain Gordon D. Newby, ils étaient marchands, nomades, fermiers, poètes, artisans et guerriers. Ils vivaient dans des forteresses, en ville, ou sous la tente, dans le désert. Ils parlaient l'arabe classique, le judéo-arabe et l'araméen...» 

Que l'islam soit né dans un milieu largement irrigué de judaïsme, aucun texte islamique des origines ne le nie. Le premier rédacteur de la vie de Mahomet, Ibn Ishaq, qui écrit sa biographie, la Sira, un siècle après la mort du prophète de l'islam, a même interviewé les juifs quittant Médine pour la Terre sainte au fur et à mesure que les musulmans acquéraient les terres des non-musulmans. Que le Coran reflète une ambivalence vis-à-vis des juifs - de la reprise admirative de leur héritage à la détestation et aux massacres des tribus -, c'est tout aussi indéniable. Mahomet a observé et étudié les juifs, puis tenté de les gagner à lui en reprenant clairement la plupart de leurs rituels et légendes : la prière vers Jérusalem (abolie après la rupture), les interdits culinaires, les jeûnes, les prophètes, la saga biblique. Les tribus restant sceptiques et fidèles à leurs propres croyances, elles furent passées au fil de l'épée. 

Mais il resta quelque chose de profondément juif dans l'islam ! Au fil des travaux réunis par nos encyclopédistes, on ne peut éluder cette réalité : dès les origines, il existe entre juifs et musulmans une proximité religieuse et une rivalité politique. 

Tout était donc écrit ? Ils l'écrivirent eux-mêmes. Les théologies se répondirent et les philosophies se confrontèrent, les grammaires se complétèrent - saluons la part importante faite à la comparaison des langues - et les rationalismes s'entremêlèrent de Maïmonide à Averroès. «Ce n'est pas une coïncidence si les quatre poètes juifs les plus reconnus d'Andalousie, Samuel Ha-Naguid, Schelomo Ibn Gabirol, Yehuda Halevi et Moshe Ibn Ezra étaient de parfaits connaisseurs de la langue arabe et des diverses branches du savoir dont cette langue leur ouvrait les portes», écrit l'universitaire espagnole Mercedes Garcia-Arenal. Du Bagdad des Abbassides à la Cordoue d'Al-Andalus jusqu'à l'Empire ottoman, chaque époque islamique glorieuse ménage paradoxalement sa part juive. Médecins, banquiers, lettrés affluent dans les cours califales. 

Mais, quand sonne l'heure du repli, quand déferle l'hystérie intégriste, les juifs trinquent. Mellahs, quartiers séparés, confinements, accès de fureur, égorgements. Un conseiller juif est trop choyé par un sultan ? Le sultan rival y mettra bon ordre, en semant rumeurs et désordres. Pourtant, on s'accuse, on se hait tout en se reflétant. Rien n'est plus semblable à la modulation du Coran dans les mosquées que celle de la Torah dans les synagogues. Même supplication ondulée, même communauté fusionnelle, même nudité de l'espace pour ne pas offenser ce Dieu, Allah-Elohim, qui ne peut être qualifié d'aucun nom, ni confondu avec aucune statue. «Le cœur liturgique de la prière quotidienne musulmane est la fatiha ou ouverture du Coran. Or, cette fatiha comprend des termes et expressions qui rappellent les prières et les textes juifs, souligne Reuven Firestone, directeur à Los Angeles du Centre pour l'engagement judéo-musulman, et le nom même de la fatiha fait écho à la petiha hébraïque.» 

Obscurité et lumière 

Cette gémellité troublante se perpétue dans un monde inégalitaire. Si, en Occident, il ne pouvait y avoir de familiarité entre les pratiques chrétiennes et juives, en Orient, ce sont quasiment des frères qui se divisent en dominants et dominés. Le drame des enfants d'Abraham est là tout entier : c'est l'immense mérite de l'ouvrage d'en montrer les côtés obscurs autant que lumineux. Non, il n'y eut pas, sur le long terme, de coexistence idyllique. Pas d'âge d'or et de tolérance dévasté par le sionisme : cela, c'est la propagande antisioniste et antisémite qui le prétend, les deux s'étant depuis longtemps rejointes. Mais il n'y eut pas, non plus, d'enfer au long cours, de constantes ténèbres, comme le ressasse la propagande adverse. Jusqu'à ce que leur univers s'inverse avec la création d'Israël et le sidérant retour d'une souveraineté juive après mille deux cents ans de dhimmitude (statut inférieur des «gens du Livre» codifié par la charia), juifs et musulmans se parlèrent. Il faut le répéter, conforté par les explorations de cette encyclopédie qui devrait figurer dans toutes les bibliothèques diplomatiques. 

L'échange n'était pas seulement religieux et intellectuel : il concernait le corps, les parfums, les mœurs, la musique, les aliments. Bien sûr, l'érotisme entra en jeu, dans les coulisses de l'interdit. «La distance qui nous séparait nous fascinait», résume le romancier juif irakien Naïm Kattan, en évoquant dans Adieu Babylone son premier amour pour une jeune musulmane. 

A Bagdad, toujours, voilà dix ans, des artistes évoquaient, devant l'auteur de ces lignes, la chanteuse juive Salima Mourad, épouse du célèbre crooner des années 40 Nazem al-Ghazali. «Leur couple reflétait tout l'ancien charme irakien», nous confiaient-ils avec nostalgie lors d'une visite au tombeau du prophète Ezéchiel, sur les bords de l'Euphrate. Dans le sanctuaire s'enlaçaient versets coraniques et inscriptions hébraïques. Al-Qaida n'était pas encore arrivée jusque-là... Récemment, un audacieux auteur yéménite, Ali al-Muqri, s'est attaqué au tabou majeur avec son roman le Beau Juif (Liana Levi), chronique d'une passion judéo-musulmane dans le Yémen du XVIIe siècle. Il est menacé de mort. 

En Israël même, les juifs orientaux, venus d'Irak, du Maghreb, de Syrie, d'Egypte, ne peuvent se défaire de leur double nature. Ils la refoulent avec d'autant plus d'inquiétude. «Le corps du juif oriental ou juif arabe est pris au piège d'une situation contradictoire. Il est juif spirituellement et culturellement, mais physiquement il est le jumeau de l'ennemi arabe», écrit Samir Ben-Layashi, chercheur à l'université de Tel-Aviv. La première amante du plus grand poète palestinien, Mahmoud Darwich, était juive. L'ode à Rita fera le tour du monde arabe. 

Le vœu de Meddeb et Stora, capitaines de cette traversée de quatorze siècles d'histoire commune, avec le concours, entre autres, des Mahmoud Hussein, Henry Laurens, Elias Sanbar, Michel Abitbol, Denis Charbit ? «En lisant cette somme encyclopédique, tout juif pourra se mettre à la place du musulman et tout musulman, à la place du juif, pour suspendre l'exclusivisme...» 

Vingt ans après les accords d'Oslo, de septembre 1993, alors que le sang répond toujours au sang, peut-on dire «Inch Allah» ou, en hébreu, «Beezrat Hachem» ? A l'époque, lorsque les frères ennemis s'embrassaient sur la pelouse de la Maison-Blanche, on répétait bien : «Salam Shalom !»M.G. 

Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours, sous la direction d'Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora, Albin Michel, 1 200 p., 200 illustrations, 59 €. 

Le documentaire Juifs musulmans, si loin, si proches, de Karim Miské, tourné en miroir de l'encyclopédie, sera diffusé sur Arte, le 22 octobre à 22 h 35. 

EN DATES 

Quatorze siècles de vie commune 

570, Arabie. 

Naissance de Mahomet dans une région peuplée d'une forte minorité juive. 

Xe siècle, Bagdad. 

Juifs et musulmans partagent la vie des idées et du commerce. 

XVIe siècle, Maroc. 

Naissance des marchands du roi, les tujjar al-sultan, dynasties de grandes familles juives associées au développement économique du royaume. 

5 août 1934, Algérie. 

Le pogrom de Constantine met fin à la cohabitation relativement harmonieuse entre juifs et musulmans de la ville. 

1950, Irak. 

Fuite vers Israël de la plus ancienne communauté juive en terre d'Islam.

RETOUR DE LA "QUESTION JUIVE" À TUNIS 

Après le départ des juifs, Tunis s'est mise à errer vers l'est et s'est faite petite sœur du Caire postnassérien», écrit Abdelwahab Meddeb. La négation de l'histoire commune est un classique du monde arabe moderne. Benjamin Stora a rappelé l'amnésie algérienne dans son essai douloureux sur «les trois exils des juifs d'Algérie» (Stock, 2006). La Tunisie constituait plus ou moins le dernier îlot avec des vacanciers juifs heureux de remettre leurs pas dans les rues de la Goulette et les synagogues de Djerba. Depuis la révolution du 14 janvier 2011, la «question juive», comme disent les experts en éradication physique et historique, est revenue en force dans le discours islamiste mortifère. Non seulement les salafistes, longtemps adoubés par Ennahda, ont eu le droit de crier «Egorge les juifs !» en Tunisie, mais encore on a vu des intellectuels tunisiens menacés en raison de leur travail d'enquête sur la communauté juive. C'est le cas de l'historien Habib Kazdaghli, doyen de la faculté des lettres, des arts et des humanités de la Manouba, qui a mené un combat périlleux et admirable contre les commandos salafistes avides d'imposer aux étudiantes le port du voile intégral en cours. Kazdaghli a consacré une grande partie de ses travaux à l'antique saga des juifs en Tunisie, ce qui lui a valu d'être menacé de mort et qualifié d'agent du Mossad. On retrouve dans cette encyclopédie plusieurs des précieuses contributions de cet homme d'honneur et de dialogue qui envoyait ses étudiants retrouver dans leur région les traces de l'histoire mêlée des Tunisiens juifs et musulmans. Pour que la mémoire triomphe de l'absence.

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