Avec les exécutions extrajudiciaires (plusieurs dizaines de milliers de victimes), la manipulation de la violence des groupes armés se réclamant de l’islam et les déplacements forcés de populations, la pratique des disparitions forcées a été l’un des instruments principaux de la « sale guerre » déclenchée en janvier 1992 par les généraux algériens contre ses opposants et la population civile. Les ONG de défense des droits humains estiment aujourd’hui à 15 000 à 20 000 le nombre des « disparus », principalement entre 1994 et 1996.
Résister à l’effacement de la mémoire des disparus
En 2007, alors que les principaux responsables militaires de ces crimes contre l’humanité contrôlent toujours le pouvoir réel en Algérie, nombre de familles de disparus continuent à se battre courageusement, malgré la répression, pour obtenir la vérité sur le sort de leurs proches. Certaines mères et épouses de disparus ont constitué des associations pour mener collectivement ce combat, face à l’hostilité du pouvoir et à l’indifférence de la « communauté internationale » des États.
Pour contribuer à la recherche de la vérité, pour résister à un pouvoir qui a tout fait pour effacer l’existence même des personnes disparues entre les mains de ses agents, Algeria-Watch a toujours estimé, avec les associations de familles et les ONG internationales de défense des droits humains, qu’il était essentiel de « documenter » précisément le plus grand nombre de cas possibles, et de les rendre publics.
C’est pourquoi, depuis de longues années, nous rassemblons documents, témoignages, photos. Grâce au travail acharné de quelques défenseurs des droits humains en Algérie – hélas très peu nombreux, du fait de la répression –, nous avons pu constituer et publier en 2002 une liste de plus de 3 500 noms de disparus . Depuis, la collecte d’informations s’est poursuivie et c’est ce qui nous permet aujourd’hui (janvier 2007) de rendre publiques ci-après, pour 1 700 de ces personnes disparues, des « fiches » plus détaillées rapportant les circonstances de leur « disparition » et comportant pour beaucoup d’entre elles une photo.
Un terrorisme d’État clandestin
Après leur coup d’État du 11 janvier 1992 annulant la victoire électorale du Front islamique du salut (FIS) aux élections législatives, les chefs de l’armée et des services de renseignement, le Département du renseignement et de la sécurité (DRS) mettront progressivement en place un redoutable dispositif répressif pour écraser toute opposition, comportant deux volets indissociables. Le premier, officiel, concerne les institutions de l’État : démission forcée du président de la République, dissolution du Parlement, annulation de facto de la Constitution, proclamation de l’état d’urgence (9 février 1992), interdiction du FIS (le 4 mars), promulgation (septembre) d’une nouvelle législation « antiterroriste ». Le second volet, clandestin, est la création d’une véritable « machine de mort », constituée des unités des forces spéciales de l’armée et du DRS : elle exercera un véritable « terrorisme d’État », recourant à toutes les techniques formalisées par la doctrine de la « guerre moderne », mise en œuvre et théorisée par l’armée française lors de la guerre de libération algérienne (1954-1962), dont celle des disparitions forcées.
Dès 1992, rafles et ratissages sont organisés par les forces de sécurité dans les quartiers considérés comme des fiefs du FIS. Des milliers de personnes sont arrêtées et déportées illégalement dans des camps de concentration (appelés « centres de sûreté ») dans le désert. Mais déjà quelques personnes enlevées « disparaissent ». À cette époque pourtant, une majorité des personnes traduites en justice sont libérées, faute de preuves d’un quelconque délit. Dès lors, les généraux Mohamed Lamari (futur chef d’état-major de l’armée), Mohammed Médiène et Smaïn Lamari (les chefs du DRS) décident de donner la priorité au volet clandestin de leur dispositif répressif : ils ordonnent à leurs hommes de tuer les suspects ; désormais, au lendemain des ratissages, des dizaines de cadavres jonchent les rues.
Mais c’est à partir de mars 1994 que la pratique des enlèvements/disparitions prend des proportions invraisemblables, à l’initiative des chefs du DRS. Des milliers de personnes, dont une écrasante majorité d’hommes de tous âges, de toutes professions et de toutes régions, sont interpellées par les services de sécurité, tous corps confondus, ainsi que par les milices créées dans le cadre de la « lutte contre le terrorisme ».
Ces personnes sont arrêtées à leur domicile, sur leur lieu de travail, à un barrage, en présence de leurs familles, de collègues ou de voisins. Les agents responsables des enlèvements agissent généralement sans présentation d’un quelconque mandat officiel, assurés de bénéficier d’une impunité totale. Les victimes de ces arrestations arbitraires sont détenues dans des centres secrets, souvent supervisés par le DRS, où elles sont affreusement torturées. Elles n’ont aucune possibilité de contact avec leur famille, même au-delà de la durée de garde à vue fixée à douze jours depuis la promulgation du décret antiterroriste. Certaines ont été libérées après plusieurs mois de supplice ou ont été présentées à la justice, mais la plupart d'entre elles ont définitivement disparu.
La majorité des enlèvements/disparitions que nous avons recensés ont eu lieu entre 1994 et 1996. Depuis 2000, ceux-ci sont devenus rares, mais jusqu’à aujourd’hui, des personnes disparaissent pendant de nombreux mois dans des centres secrets du DRS où elles sont torturées.
La majorité des enlèvements/disparitions que nous avons recensés ont eu lieu entre 1994 et 1996. Depuis 2000, ceux-ci sont devenus rares, mais jusqu’à aujourd’hui, des personnes disparaissent pendant de nombreux mois dans des centres secrets du DRS où elles sont torturées.
Les généraux putschistes algériens sont responsables et coupables
Depuis près de dix ans, les familles de disparus surmontent leur peur et bravent les interdits pour exiger la vérité sur le sort de leurs parents et obtenir que les commanditaires des enlèvements soient traduits devant des tribunaux. Face à cette mobilisation, qui est parvenue difficilement à trouver un écho au-delà des frontières algériennes, l’État algérien a fini par reconnaître très partiellement la réalité du phénomène. Les autorités ont répertorié près de 7 000 cas de disparitions forcées, mais refusent de se prononcer sur les responsabilités : invoquant contre toute évidence une « désorganisation » des forces chargées de la répression, qui expliqueraient de simples « dérapages » au cours des années noires, elles ont affirmé que « l’État est responsable mais pas coupable ». La seule responsabilité qui incomberait aujourd’hui à l’État serait donc de subvenir aux besoins matériels des familles touchées par ce qui est officiellement qualifié de « tragédie nationale ».
La loi « pour la réconciliation nationale et la paix » promulguée en février 2006 prévoit ainsi une prise en charge à condition que les familles concernées abandonnent toute poursuite judiciaire et s’engagent à ne plus porter plainte. Et en pratique, les pressions sont encore plus fortes, puisque certaines familles sont contraintes de signer des formulaires attestant que leur parent disparu a été enlevé par des « terroristes » ou qu’il a « rejoint les maquis ». Plus grave encore, que leur parent est mort au cours d’un accrochage avec les services de sécurité. Pourtant, de l’aveu même de certains responsables politiques, beaucoup de familles refusent ces compensations et continuent de lutter pour que le sort de leurs parents disparus soit dévoilé et que justice soit faite.
A partir des années 1994-1995, des défenseurs des droits humains ont répertorié les noms des disparus. La première liste établie par Algeria-Watch et Dr. Sidhoum a été publiée en janvier 2002, à l'occasion du 10e anniversaire du putsch. Depuis, Algeria-Watch continue ce travail de compilation et de publication régulière. Nous tenons en particulier à rendre hommage au travail de l'association des familles de disparus de Jijel et l'association Mich'al qui ont permis de rassembler de nombreux cas de disparitions de la région, inconnus à ce jour.
Nous lançons un appel aux familles, associations et défenseurs des droits humains pour nous communiquer les cas de disparition de personnes ou des compléments d’informations, qui nous permettront de compléter la liste publiée ici.
A l’instar d’autres pays qui ont connu les mêmes drames, nous continuerons à lutter, malgré toutes les menaces et intimidations, contre l’amnésie et pour le triomphe de la Vérité et de la justice.
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