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Thursday 17 February 2011

«Pour changer le système, il faut un partenaire et si possible le plus puissant»

El Watan, 17 février 2011
Luis Martinez est chercheur au Centre d’études et de recherches internationales de Sciences-po Paris, spécialiste du Maghreb et du Moyen-Orient. Violence de la rente pétrolière est son dernier ouvrage paru aux éditions Presses de sciences-po, 2010.
- «L’Algérie ne sera ni la Tunisie ni l’Egypte», a déclaré lundi le ministre des Affaires étrangères algérien sur Europe 1. Partagez-vous cette analyse ? En quoi l’Algérie se distinguerait-elle de l’un et de l’autre pays ?
Je ne sais pas de quoi sera fait l’avenir politique de l’Algérie, en revanche nous savons depuis la révolution tunisienne que des surprises politiques sont possibles comme le départ de Ben Ali. Je comprends qu’aucun ministre des Affaires étrangères de la région ne souhaite expérimenter ce que la Tunisie et l’Egypte ont vécu. L’Algérie est-elle immunisée ? Je ne pense pas. Il me semble que l’Algérie est confrontée à des problèmes structurels (corruption, faiblesse des institutions, sentiment d’appauvrissement, etc.) et conjoncturels (flambée des prix, chômage des jeunes) semblables à ceux observés dans ces deux pays. Si les conditions de la révolte sont là, la situation permettant le basculement fait défaut. Il reste à la construire. Et en Algérie cela sera plus difficile pour les forces démocratiques dans la mesure où une partie de la population peut craindre qu’une confrontation politique avec le régime ne débouche à nouveau sur une logique de violence. L’Egypte et la Tunisie n’ont pas connu de guerre civile, l’Algérie oui. C’est un facteur qui peut inhiber une partie du peuple. L’engagement du plus grand nombre ne se fera que si les forces démocratiques parviennent à créer un mouvement de contestation pacifique fondée sur un moment fondateur. La dénonciation du régime ne suffira pas, c’était le combat des années quatre-vingt. Le régime dispose de moyens très important pour affronter une révolte, en particulier une rente pétrolière qui le protège des pressions internationales. A la différence de la Tunisie et de l’Egypte, l’Algérie ne dépend pas de l’industrie du tourisme, des IDE, ni des revenus du Canal de Suez. Son armée ne reçoit pas d’aide financière des USA. En somme le régime a les moyens de résister.
- La levée de l’Etat d’urgence n’est-elle pas un peu tardive ? Suffira-t-elle à calmer le profond mécontentement des Algériens alors qu’elle ne constitue qu’une de leurs revendications ?
Non, c’est insuffisant mais c’est un ajustement nécessaire. Il sera de plus en plus difficile pour l’Algérie d’échapper à la comparaison avec la Tunisie et l’Egypte. Si ces deux pays enclenchent un processus, sûrement long, de transition vers une démocratie, le gouvernement algérien aura beaucoup de mal à justifier sa politique. Le mécontentement profond du pays ne débouche pour l’instant que sur un sentiment de désenchantement et d’amertume. Après la guerre civile la scène politique a été dévitalisée : syndicats et partis se sont réfugiés dans la défense de leurs privilèges, abandonnant le plus grand nombre. Les ajustements cosmétiques permettent d’empêcher la formation des conditions d’une révolte, ils ne règlent pas les problèmes. L’Algérie est confrontée à une vague qui la dépasse : après le nationalisme des années cinquante et l’islamisme des années quatre-vingt, les revendications démocratiques constituent l’idéologie dominante. La démocratie, un Etat de droit, apparaissent comme la solution aux problèmes de la pauvreté, de la lutte contre la corruption, de l’instauration de la justice. La démocratie ne résout pas tous les problèmes, loin de là, mais elle contribue de façon pacifique à trouver les réponses les plus consensuelles. Pour une armée, la gestion des demandes sociales est plus facile dans une démocratie que dans un régime autoritaire, il suffit de voir la Turquie d’aujourd’hui !

- Le régime algérien a-t-il réellement pris la mesure du ras-le-bol des Algériens et du rejet qu’il suscite ?
C’est la grande inquiétude. Le régime a souvent fait preuve, dans le passé, de myopie. Son raidissement est de mauvais augure. En effet, les revendications portent sur l’instauration d’un Etat de droit, elles sont portées par des organisations politiques et des défenseurs des droits humains qui ne menacent pas, physiquement, les dignitaires du régime. Il sera très difficile pour le gouvernement de tenir une telle ligne de défense : les forces démocrates ont dans la communauté internationale une légitimité que les opposants islamistes du FIS n’avaient pas.

- Pourquoi est-ce plus difficile en Algérie qu’en Tunisie ou en Egypte de faire sortir massivement les Algériens dans la rue alors qu’ils sont unanimes à dénoncer et à rejeter un pouvoir politique inique, népotique et corrompu ?
Plusieurs raisons. La première est que l’Algérie a vu de très fortes mobilisations à la fin des années quatre-vingt qui ont provoqué la fin de l’Etat-FLN et la mise en résidence surveillée du président Chadli Bendjedid. Cela n’a pas pour autant modifié la nature autocratique du régime. Il y a sans doute un sentiment de doute sur le pouvoir de transformation des mobilisations. Dénoncer le régime ne suffit pas pour mobiliser : en Tunisie et en Egypte, la crispation s’est faite sur les deux présidents. Je doute qu’en Algérie, on puisse mobiliser fortement si l’on exige le départ du Président. Tout simplement parce que chacun est convaincu que c’est le «système» qu’il faut changer et non la personne qui préside la nation.

- Si les manifestations et marches publiques ne sont pas suffisantes pour provoquer le changement que revendiquent les Algériens, quel serait alors le moyen d’y parvenir ?
Pour changer le système il faut un partenaire et, si possible, le plus puissant. C’est parce que l’armée en Tunisie a décidé de soutenir les manifestants que Ben Ali est parti. Si l’armée tunisienne décide de soutenir un processus démocratique, elle jouera un rôle de passeur et de garant. Lorsque l’Algérie est entrée en transition en 1990, l’armée a joué le jeu de l’ouverture politique mais la surprise électorale du FIS a bouleversé la donne. L’incertitude était trop forte pour continuer à jouer, on sait la suite. Aujourd’hui sans l’armée, il ne peut y avoir aucun changement politique conséquent en Algérie car au final c’est elle qui devra gérer la situation si la transition échouait à nouveau. Pour l’armée, la transition c’est un processus effrayant car elle ne le maîtrise pas, elle ne sait pas sur quoi il peut déboucher. Aussi, il faut lui donner des garanties. L’armée algérienne est-elle prête aujourd’hui à soutenir des reformes politiques structurelles ? Si l’armée égyptienne et l’armée tunisienne ouvrent le bal démocratique, cela pourra influencer l’armée algérienne sans quoi elle sera associée à des pays comme la Syrie… En revanche si l’armée égyptienne et l’armée tunisienne mettent un terme à la transition, le problème sera résolu pour quelque temps.

- La Coordination nationale pour le changement et la démocratie est-elle en mesure de provoquer une dynamique qui s’étendrait à tout le pays ?
En Tunisie, c’est un mouvement de révolte spontanée parti des petites villes du Sud récupéré à Tunis à la suite d’un travail de politisation exemplaire. Je veux dire par là qu’il est difficile de créer les conditions de succès d’une révolte. La situation politique, sociale et économique est à même de produire ces conditions mais il manque le moment fondateur qui permet le basculement dans la révolte. La répression peut provoquer la révolte mais les forces de l’ordre semblent avoir fait de grands progrès, elles matraquent mais évitent les tirs à balles réelles… La CNCD peut provoquer une dynamique de mobilisation mais pour cela il faudrait que converge vers elle un cercle plus large que celui des démocrates.

- Les dirigeants de l’ex-FIS font profil bas. Simple stratégie ou réelle perte d’influence ?
C’est très difficile de répondre à cette question. Nous n’avons plus les moyens de mesurer l’influence politique des islamistes en Algérie.

- La révolution démocratique en Tunisie est-elle bien engagée ?
Le passage de la révolution à l’instauration d’un régime démocratique nécessite des institutions démocratiques. Tant que la Tunisie ne sera pas dotée d’institutions démocratiques, sa transition demeure incertaine. A l’agenda électoral s’ajoute la séparation des pouvoirs afin d’instaurer un Etat de droit. C’est un processus qui prendra au moins 10 ans.
- Qu’en est-il de la transition démocratique en Egypte ? L’armée tiendra-t-elle ses engagements ?
Pour l’instant la situation égyptienne ressemble à celle de l’Algérie à la fin des années quatre-vingt : «le peuple» veut un autre régime, l’armée sacrifie un président et son parti, le PND, afin de le calmer. L’armée égyptienne est-elle disposée à aller au-delà ? A-t-elle confiance dans les manifestants ? Elle peut craindre un scénario à l’algérienne, les Frères musulmans s’immiscent dans la transition et remportent la mise. Elle peut considérer également que c’est moment fondateur qui l’amène à décider, comme l’armée turque, que la transition démocratique est une très bonne chose et que cela ne compromet pas ses activités commerciales, loin s’en faut !
- Diriez-vous que c’est le printemps arabe? Quels en sont les effets sur la région et sur ses rapports avec le reste du monde, notamment avec les pays occidentaux ?
La révolte au nom de la démocratie est une leçon donnée par les sociétés arabes à la fois à tous ceux qui désespéraient de voir dans quelle léthargie politique les sociétés s’étaient engoncées et à tous ceux qui croyaient qu’il ne pouvait y avoir de contestation qu’islamiste. Le monde arabe aspire à la démocratie comme le reste du monde. Il lui faut trouver les moyens de construire pacifiquement les voies permettant de transformer les régimes autoritaires : d’autres l’ont fait avant lui, de l’Amérique latine à l’Europe centrale, les dictatures se sont fissurées. Pour les Etats-Unis et l’Union européenne, c’est une surprise car ils considéraient comme robustes ces régimes et susceptibles d’être renversés seulement par des islamistes. Le monde arabe a pendant longtemps fait figure d’exception, en raison de son autoritarisme ; grâce à la Tunisie et à l’Egypte, il est devenu normal.
Nadjia Bouzeghrane


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